Le marketing utile

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Le marketing ne vise pas uniquement à vendre des gadgets qui nuisent à la santé publique : il promeut aussi des comportements qui lui sont favorables. Aperçu des dangers du marketing – et de ses avantages.

Lancements de produits « améliorés », publicités, promotions. Le marketing commercial, c’est tout cela. Des milliards de dollars pour convaincre les consommateurs de se procurer des produits et services parfois nuisibles à leur santé ou à l’environnement. À mille lieues de cela, le marketing social vise, non pas à faire dépenser les citoyens, mais à modifier leurs comportements afin d’améliorer la santé de l’ensemble de la société.

Fin novembre, les 16es Journées annuelles de santé publique (JASP) ont présenté une journée complète de conférences sur la dangereuse omniprésence du marketing commercial et le potentiel du marketing social pour la santé publique. Survol de ce qui est possible dans l’univers du marketing pour contrer les stratagèmes des cigarettiers tout en convainquant les fumeurs d’écraser.

Pour changer les comportements : le marketing social

« Ceux qui travaillent en santé publique ont une relation d’amour-haine avec le marketing : ils y voient la source de nombreux problèmes, comme le surpoids et le tabagisme, tout en étant attirés par sa capacité de persuasion, dit François Lagarde, conférencier aux JASP, vice-président, Communications à la Fondation Lucie et André Chagnon et expert-conseil en marketing social. Or, l’important, n’est pas d’aimer ou de haïr le marketing : il faut en comprendre les rouages pour l’utiliser en faveur de la santé publique. »

Cela prend parfois la forme du « démarketing ». « Celui-ci rend un produit moins attrayant et moins accessible en jouant sur son prix, sa promotion ou le produit lui-même », explique M. Lagarde. Dans le cas du tabac, par exemple, le démarketing peut mener à une hausse des taxes, à l’interdiction de nouveaux produits ou à des emballages neutres. Le marketing social, c’est aussi faciliter l’accès aux comportements souhaités. En effet, il ne suffit pas de rendre les produits du tabac plus chers ou moins désirables pour réduire le tabagisme : il faut aussi s’assurer que les fumeurs ont d’autres moyens que le tabac pour « calmer  leur stress » ou « prendre du temps pour eux ». Et s’assurer que ces moyens sont accessibles, attrayants et bon marché.

« Chacun peut commencer par aiguiser son sens critique face aux impacts dévastateurs du marketing commercial », dit Gerard Hastings, directeur de l'Institute for Social Marketing de l'University of Stirling, en Écosse.
« Chacun peut commencer par aiguiser son sens critique face aux impacts dévastateurs du marketing commercial », dit Gerard Hastings, directeur de l’Institute for Social Marketing de l’University of Stirling, en Écosse.
Les assauts du marketing commercial, le désengagement de l’état

À ce propos, le milieu antitabac fait un bon travail. « Si le pourcentage de fumeurs stagne, ce n’est pas parce que leurs messages sont mauvais », dit M. Lagarde. En effet, c’est la quantité de ceux-ci qui fait défaut et non leur qualité. Avec ses moyens limités, le milieu prosanté n’arrive pas à suivre l’industrie, qui introduit sans relâche de nouveaux produits, de nouvelles saveurs et de nouveaux emballages (voir l’encadré « Stratagèmes des cigarettiers  »). Pire : les groupes antitabac semblent laissés à eux- mêmes, les gouvernements tendant de plus en plus à se retirer du dossier. La Stratégie fédérale de lutte contre le tabagisme, par exemple, a perdu plus de 50 % de son budget depuis 2006 tandis qu’au Québec, la Loi sur le tabac n’a pas été révisée depuis 2005… Pourtant, le Québec compte encore 1,5 million de fumeurs, ce qui représente un citoyen sur cinq. Au Canada, ce sont près de cinq millions de personnes de plus de 15 ans qui fument.

Malgré ce désengagement étatique et les assauts des cigarettiers, le mouvement antitabac doit être tenace. « Il doit continuer à réclamer des mesures additionnelles de la part des élus en leur montrant qu’il a l’appui du public et que le tabagisme a des conséquences insoutenables pour la société », dit François Lagarde.

Santé publique : améliorer encore le message

« Attention : pour avoir le maximum d’impact, les messages de santé publique doivent provenir d’une source crédible et indépendante », dit Jean-Charles Chebat, professeur au Service de l’enseignement du marketing, à HEC Montréal. M. Chebat en a présenté un contre-exemple parfait : la campagne Mise sur toi, financée principalement par… Loto-Québec. L’objectif de cette campagne : encourager un usage responsable des jeux de hasard. Or, « elle a plutôt amélioré l’image de l’industrie du jeu et augmenté les intentions de jouer des consommateurs! », a rapporté M. Chebat.

M. Chebat a donné un deuxième exemple d’un message de santé publique diffusé par l’industrie : la campagne « Think. Don’t Smoke. » [Réfléchis. Ne fume pas.] de Philip Morris. Produites à la fin des années 1990, ces publicités destinées aux jeunes mettaient l’accent sur les avantages individuels de ne pas fumer. On s’en doute : elles n’ont pas augmenté les chances que des adolescents veuillent se positionner contre l’industrie du tabac. La campagne Truth [vérité], diffusée à la même époque par l’organisme sans but lucratif American Legacy Foundation, a eu un effet très différent, a dit M. Chebat. On comprend pourquoi : « Truth », en exposant les dessous de l’industrie du tabac et son impact sur toute la société, a modifié le regard des jeunes sur les cigarettiers.

Que les organismes militant en santé publique se rassurent : ils peuvent compter sur les citoyens pour contrer le marketing commercial. « Chacun peut commencer par aiguiser son sens critique face aux impacts dévastateurs du marketing commercial », dit Gerard Hastings, directeur de l’institut du marketing social à la Stirling University, en Écosse. En clair : chacun peut questionner la légitimité des industries qui vendent des produits ou des services nuisibles. Pour y arriver, dit le professeur, nous devons élargir notre conception du succès pour mettre le bien-être humain avant le profit. Bref, se laisser inspirer par le mouvement Occupy, « dont l’une des forces est de questionner les choses telles qu’elles existent », a conclu M. Hastings.

Stratagèmes des cigarettiers

L’industrie du tabac a une capacité étonnante à s’adapter aux lois. Flory Doucas, codirectrice de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, l’a démontré lors de sa présentation aux 16es Journées annuelles de santé publique, fin novembre.

1988
  • La Loi sur le tabac fédérale interdit qu’une marque de cigarette commandite un événement et réserve ce privilège aux entreprises. La réponse des cigarettiers? Ils incorporent leurs marques comme des entreprises afin qu’elles deviennent des commanditaires!
2003
  • L’interdiction de publicité pour les produits du tabac entre entièrement en vigueur. Pour augmenter leur visibilité, les cigarettiers multiplient les points de vente mobiles, incluant des « cigarette girls » dans les bars. À tel point que la Loi sur le tabac québécoise a été amendée pour limiter un point de vente à « un lieu fixe délimité de façon permanente par des cloisons […] s’étendant du sol au plafond [et] auquel la clientèle ne peut accéder que par une ouverture munie d’une porte. »
2009
  • Ottawa interdit l’aromatisation des cigarillos (des cigares de moins de 1,4 gramme). Pour échapper à ces nouvelles règles, les fabricants augmentent officiellement (et légèrement) le poids de ces produits.

Aujourd’hui, les stratégies de l’industrie touchent surtout leurs produits : nouvelles saveurs, nouveaux emballages dont la forme rappelle des téléphones intelligents ou des iPod, nouvelles « technologies » comme des filtres au charbon, etc. Tout cela au profit des cigarettiers, mais au préjudice de la santé publique.

Anick Labelle