Le marketing du tabac auprès des jeunes : le nerf de la guerre

Un certain nombre de mythes et de demi-vérités entourent le tabagisme chez les jeunes.

Depuis plusieurs décennies on constate que les jeunes peu scolarisés, en particulier les décrocheurs, sont plus portés à commencer de fumer. Certains en concluent que le tabagisme juvénile est donc un problème de transmission de connaissances, et qu’il faut des campagnes de sensibilisation qui rejoignent plus efficacement les ados les plus vulnérables.

Or les jeunes de toutes les couches sociales sont très au courant des méfaits à long terme de la cigarette. D’après l’Enquête sur le tabagisme de Statistique Canada (1994), 89 p. 100 des adolescents et 97 p. 100 des adolescentes de 15 à 19 ans se disent convaincus que fumer nuit à la santé.

Peut-être faut-il en conclure que les jeunes sont des êtres incompréhensibles et irrationnels, prêts à sacrifier sciemment leur santé pour faire comme leurs amis, pour faire partie de la « gang ». Le tabagisme juvénile serait donc une forme de contestation regrettable mais aussi banale que le rap, le heavy metal ou les casquettes de base-ball portées à l’envers.

C’est une « explication » qui n’explique rien – et qui pla’t donc bien sûr à l’industrie du tabac et ses défenseurs bien rémunérés.

« Ce qui incite des jeunes de 12 ou 14 ans à fumer, c’est le côté cool de l’affaire. Leurs camarades d’école le font, alors ils se joignent à eux pour ne pas être exclus du groupe. Ça s’arrête là. », déclarait récemment notre idole nationale Jacques Villeneuve à La Presse.

Et la publicité dans tout ça, M. Villeneuve ?

« La publicité sur le tabac n’entra’ne pas les jeunes à fumer’ J’ai grandi dans un milieu de course automobile où cette pub était très présente. Elle m’a entouré depuis des années mais je n’ai jamais eu le goût de fumer pour autant. »

La séduction sociale

Il est intéressant de voir que M. Villeneuve lui-même assimile commandites et publicité. Mais ses deux énoncés escamotent bien sûr une question majeure, à savoir pourquoi beaucoup de gens trouvent qu’il y a quelque chose de cool dans le fait de fumer.

Ce n’est sûrement pas à cause des caractéristiques inhérentes à la cigarette. Pour les non-fumeurs (et pour beaucoup de fumeurs aussi), l’odeur de la fumée de cigarette est franchement dégoûtante.

Pour les apprentis fumeurs, les premières cigarettes provoquent des nausées et d’autres symptômes désagréables. Contrairement aux drogues comme l’héroïne, l’agent psychoactif du tabac, la nicotine, ne provoque même pas d’états euphoriques ou d’hallucinations.

Enfin, les fumeurs accrochés sont loin d’être des promoteurs convaincus du tabagisme, puisque la majorité souhaite ardemment se défaire de sa dépendance. Les fumeurs qu’on pourrait qualifier d’inconditionnels – qui n’ont jamais essayé d’arrêter pendant au moins une semaine – ne représentent que 8 p. 100 de la population canadienne (15 ans et plus), alors que les fumeurs « malgré eux » (ceux qui ont essayé sans succès de se défaire de leur dépendance) forment 23 p. 100 de la population et que les ex-fumeurs représentent 27 p. 100.

Pour arriver à vendre un produit aussi répugnant, il faut investir massivement dans le marketing. Ce n’est pas un hasard si, depuis plus de 70 ans, la très petite industrie du tabac a investi plus dans la publicité et la promotion que toute autre industrie à part celle de l’automobile.

À mesure qu’on restreignait l’accès des fabricants aux formes traditionnelles de publicité – annonces dans les médias électroniques, panneaux-réclames, etc. – l’industrie s’est tournée de plus en plus vers d’autres types de marketing, dont les commandites et les diverses formes de promotion au détail (présentoirs, emballages, accessoires). Un élément n’a pas changé : c’est chez les jeunes qu’on recrute la très grande majorité des nouveaux « clients », puisqu’il n’y a presque personne qui commence à fumer une fois rendu adulte.

Les budgets de marketing des fabricants de cigarettes sont un investissement à long terme dans ce qu’on pourrait appeler la « séduction sociale ». L’objectif premier n’est pas de vendre le produit directement, comme on vend une perceuse pour faire des trous ou un four à micro-ondes pour réchauffer des soupes, mais bien d’influencer la signification sociale ou culturelle du produit – la perception partagée de ce que signifie être fumeur.

La très grande majorité des garçons savent parfaitement bien qu’ils ne deviendront pas des pilotes automobiles en fumant des Rothmans; les filles savent que les cigarettes Matinée ne leur donneront pas des allures de Claudia Schiffer. On sait aussi qu’on ne sera jamais aussi riche et célèbre que Madonna, ce qui n’empêche pas des millions d’adolescentes d’imiter son look.

Car c’est pendant l’adolescence qu’on a le plus besoin d’outils pour se créer une nouvelle identité, de symboles clairs qu’on peut afficher, qui indiquent l’appartenance à tel ou tel groupe, qui marquent son indépendance par rapport au monde des vieux, des parents et des enseignants qui imposent des interdits, qui marquent paradoxalement aussi l’accès au statut d’adulte.

C’est exactement ce rôle que les fabricants de cigarettes ont réussi à donner à leur produit nocif, et ce à coup de recherches détaillées sur les habitudes des adolescents. Une étude d’Imperial Tobacco en 1977 résumait ainsi le rôle des cigarettes : « L’adolescent cherche un moyen d’afficher son goût de l’indépendance à l’aide d’un symbole, et la cigarette est un de ces symboles. »

Et c’est bien sûr une affaire de groupe. Les adolescentes adoptent le look vampire en gang; les jeunes se mettent à fumer en gang. C’est la pression du groupe, et non la publicité, qui mène un individu à sa première cigarette; le rôle du marketing est de donner un coup de pouce à cette pression du groupe.

Au fil des ans, on a réussi à dresser une liste assez complète des facteurs de risque qu’on retrouve souvent chez les adolescents qui commencent à fumer. Parmi les plus importants :

  • la pauvreté (« le statut sociodémographique compromis », en jargon de sociologue)
  • le changement de cadre social (déménagement, passage de l’école primaire à l’école secondaire, etc.)
  • la perception que les fumeurs sont majoritaires (au sein de la population en général ou parmi les pairs)
  • des amis, des frères ou des soeurs qui fument
  • l’identification au groupe de pairs plutôt qu’à la famille
  • l’accessibilité des cigarettes
  • le manque d’estime de soi
  • l’échec scolaire
  • l’agressivité ou la timidité
  • les autres comportements à risque
  • la difficulté à refuser les offres de cigarettes.

Il faut encore une fois souligner que les connaissances par rapport aux effets de santé à long terme du tabagisme ne jouent à peu près aucun rôle. « Les fumeurs débutants n’ont plus de doutes sur les dangers du tabagisme, mais ils sont presque unanimes à croire que ces risques ne les concernent pas parce qu’ils ne deviendront pas dépendants », constatait une autre équipe de recherche d’Imperial Tobacco.

L’effet du marketing

C’est lorsqu’on fait l’inventaire de ces facteurs de risque qu’on comprend le rôle des stratégies de marketing de l’industrie, et en particulier des commandites. L’industrie peut difficilement influencer le niveau de pauvreté ou encourager l’échec scolaire; elle se contente des cinq effets suivants.

  1. La normalisation de la cigarette. La pression des pairs fonctionne mieux lorsqu’on crée l’impression que telle ou telle habitude est quasi universelle. La publicité, la commandite, tout comme les millions de dollars que les fabricants investissent dans le placement de leur produit – on n’a qu’à penser aux présentoirs démesurés dans les dépanneurs – sont conçus pour alimenter l’impression que la majorité des gens sont fumeurs (et contents de l’être). Les adolescents ont encore plus tendance que les adultes à surestimer le nombre de fumeurs autour d’eux, et les études à ce sujet montrent que plus cette surestimation est importante, plus les adolescents sont portés à essayer la cigarette. Le lecteur peut faire un petit sondage informel : il constatera qu’il y a des jeunes qui vont jusqu’à croire que 70 ou 80 p. 100 de leurs camarades d’école fument.
  2. L’association du tabac avec l’autonomie personnelle. Depuis au moins le début des années 60, avec la campagne du cow-boy Marlboro, l’industrie associe systématiquement la cigarette et l’autonomie personnelle, un thème qui résonne particulièrement chez les jeunes adolescents. Dernièrement, avec sa campagne « Question de goût », Export « A » associait ses cigarettes au choix entre une guitare électrique et une guitare acoustique. Le message sous-jacent aux jeunes est clair : « Si tu as envie d’une cigarette, vas-y. C’est une question de goût ! Affranchis-toi de ces gens qui te parlent de santé et de responsabilité. Et puis si plus tard tu as le goût d’arrêter, eh bien, tu arrêteras ! (Sauf que tu ne supporteras peut-être pas les symptômes de sevrage’) ».
  3. L’association du tabac avec le bonheur, voire même la santé. Des analyses du contenu des publicités de tabac américaines ont démontré le rôle central que joue la santé dans ces pubs. Puisque les fabricants n’osent plus prétendre que la cigarette n’a aucun effet, ils essayent quelque chose qu’on pourrait presque qualifier de subliminal : ils présentent « des images de gens dynamiques, qui ont l’air en pleine forme, prospères, sociables et sexy dans des décors glamour ou associés aux sports » (KE Warner, « Tobacco industry response to public health concern: a content analysis on cigarette ads », in Health Education Quarterly 1985b – traduction libre.) Les commandites ont le même effet pervers.
  4. La banalisation des conséquences sanitaires. Si le tabac demeure légal, c’est uniquement parce qu’on sait qu’une interdiction totale créerait des problèmes sociaux insurmontables en incitant des millions de citoyens à devenir des criminels. Mais en permettant qu’on continue d’en faire la promotion, nos gouvernements alimentent la (fausse) impression que le tabac, ce n’est pas si mauvais que ça – que fumer, c’est comme manger du beurre, boire du Pepsi, ou « prendre un coup » de temps en temps.
  5. La création d’identités de marque. Dans une étude très intéressante réalisée en Ontario en 1992, l’anthropologue Grant McCracken a montré à quel point les adolescents associent différentes caractéristiques aux marques de cigarettes. Une adolescente qu’il a interviewée est allée jusqu’à dire que « ton paquet (de cigarettes), c’est comme ton identité. » Export « A » est une marque plus macho que Du Maurier et ainsi de suite. (Alors que les différences objectives entre les marques sont minimes.)
  6. La marque de cigarettes qu’on fume devient donc un moyen de communication important pour certains jeunes – un moyen réservé bien sûr aux fumeurs. Lors de cette étude une partie des jeunes n’arrivaient plus à différencier les marques, fait que M. McCracken attribue à l’interdiction de la publicité qui était en vigueur à l’époque.

C’est dans ce contexte qu’il faut évaluer la prétention centrale des fabricants de tabac au sujet de la publicité, à savoir que la promotion de leur produit ne servirait qu’à convaincre les adultes déjà fumeurs de changer de marques.

Plusieurs études ont démontré que la fidélité à une marque de cigarettes s’accro’t de façon dramatique à partir de l’âge d’environ 25 ans. Il semble donc clair que même si les fabricants ne visaient pas les adolescents non-fumeurs – hypothèse très improbable – ils seraient tout de même obligés de concevoir leur publicité en fonction des jeunes adultes. Et il semble évident que les pubs qui visent les 19 ans risquent fort d’influencer les jeunes de 16 ou 17 ans !

Une mesure parmi d’autres ?

Les interventions en milieu scolaire peuvent avoir un effet significatif sur l’incidence du tabagisme, dans la mesure où elles sont bien conçues et s’attaquent efficacement à la dynamique de groupe qui mène à l’expérimentation du tabac.

Mais il semble quelque peu inefficace de financer d’immenses campagnes de sensibilisation pour neutraliser en partie les effets du gigantesque appareil de marketing de l’industrie alors que nous avons tous les moyens, en tant que société, pour tout simplement démanteler cet appareil.

Il ne faut pas s’attendre à ce que les retombées d’un tel démantèlement soient visibles tout de suite. Il faudra probablement attendre plusieurs années avant que la signification culturelle que l’industrie a réussi à donner à la cigarette commence à s’effacer.

Mais il ne faudrait pas se tromper : si l’industrie défend les commandites, la publicité traditionnelle, et la promotion au détail avec autant d’acharnement, c’est qu’elle a bien compris l’importance de l’enjeu.

F.T.