Le holding Imasco mis en cause par la divulgation de documents internes de l’industrie du tabac

Avons-nous besoin d’une commission d’enquête pour lever le voile sur les agissements de l’industrie du tabac et en particulier d’Imasco/Imperial Tobacco? C’est ce que trois organismes antitabac, documents « chauds » de l’industrie à l’appui, sont venus réclamer à Montréal le 29 avril dernier, à la veille de la réunion annuelle des actionnaires d’Imasco.

La tenue d’une telle enquête fait aussi partie des demandes de la nouvelle Campagne nationale « Le tabac ou les jeunes »; à la lecture de ces documents récemment divulgués aux États-Unis dans le cadre de diverses procédures juridiques, on comprend mieux qu’il y a peut-être effectivement anguille sous roche.

Parmi les centaines de milliers de documents que l’industrie a été obligée de divulguer lors du procès civil qui l’oppose à l’État du Minnesota, il y a par exemple une petite bombe au sujet de la politique de recherche chez Imperial Tobacco par rapport au développement d’une éventuelle cigarette moins nocive.

Dans une note de service datant de 1986, le président du conseil d’administration de B.A.T. Industries plc (la société-mère d’Imasco et du cigarettier américain Brown & Williamson) s’attaque assez ouvertement à un programme de recherches qui avait apparemment été proposé par Purdy Crawford, alors fraîchement promu président et chef de l’exploitation d’Imasco.

« Puisqu’il existe une telle divergence entre votre approche et celle du reste du Groupe (de cigarettiers BAT), je croyais devoir vous écrire pour vous expliquer pourquoi je ne peux approuver votre prétention voulant que nous devrions accorder plus de priorité aux projets visant le développement d’une cigarette sécuritaire (telle que perçue par ceux qui prétendent que notre produit actuel n’est pas sécuritaire) en éliminant, ou du moins en réduisant à des niveaux acceptables, toutes les composantes qui, selon nos adversaires, seraient cancérogènes », écrivait alors M. Patrick Sheehy.

Selon M. Sheehy, grand patron de la deuxième multinationale du tabac au monde, M. Crawford se trompe sérieusement de cible en voulant fabriquer des cigarettes non cancérogènes. « L’objectif de BAT est, et devra être, de rendre le fait de fumer acceptable aux autorités et à la population en général, puisque c’est là que se situe le vrai défi qui se pose à l’Industrie. Je crois qu’il s’agit là non seulement du bon objectif mais d’un objectif qui peut être atteint. »

Pourquoi ne pas chercher des moyens techniques pour protéger ses clients contre le cancer? Pour des raisons d’ordre pratique et juridique :

  • « …qu’importe ce qui peut être fait en termes chimiques (et je crois qu’il n’y a que très peu qui est faisable à cet égard), il continuera toujours d’y avoir des factions qui feront beaucoup de bruit pour dénigrer le produit et qui changeront les objectifs à atteindre à mesure que nous nous en approcherons. »
  • «…en essayant de développer une cigarette sécuritaire, vous vous exposez implicitement au danger d’être vu comme ayant accepté que le produit existant est non sécuritaire, et à mon avis ce n’est pas une position que nous devrions prendre. » (Pour beaucoup d’observateurs, la peur de poursuites civiles aux États-Unis a paradoxalement joué beaucoup dans la décision des multinationales du tabac d’abandonner le développement de cigarettes moins nocives.)
  • Ce type de recherches, que M. Sheehy qualifie de « direct mais peut-être trop simpliste », n’a pas suffisamment de chances de réussite pour justifier « le niveau très élevé de ressources » qu’il faudrait y consacrer.

Pour le moment, on ne sait pas comment M. Crawford, actuellement président du conseil d’Imasco, a réagi aux graves reproches que lui adressait celui qui était, en bout de compte, son grand patron.

« Nous voulons savoir si ces recherches ont effectivement été interrompues et, si c’est le cas, pourquoi la santé des fumeurs canadiens a été traitée d’une façon aussi cavalière », a commenté Louis Gauvin, coordonnateur de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac et l’un des trois Québécois qui participaient à la conférence de presse du 29 avril.

Eric LeGresley, avocat à l’Association pour les droits des non-fumeurs, a attiré l’attention sur un autre aspect assez frappant de cette affaire : le rôle d’Imasco dans la gestion d’Imperial Tobacco.

Imasco se présente généralement comme un holding diversifié, propriétaire non seulement du principal cigarettier canadien mais aussi de Pharmaprix, Canada Trust et Genstar. Pourtant, ce document indique que les dirigeants d’Imasco prennent des décisions stratégiques touchant la santé des clients d’Imperial Tobacco. En cas de poursuites civiles à l’américaine, prétend Me LeGresley, les tribunaux pourraient donc fort bien décider de percer le voile corporatif et rendre Imasco responsable des gestes posés par sa filiale, avec toutes les conséquences financières que cela pourrait avoir pour les autres sociétés de l’empire Imasco.

Le cas du Dr Green

Une des autres trouvailles dévoilées en conférence de presse remonte à 1981 et a été obtenue de Brown & Williamson par le procureur général de la Floride. Il s’agit de notes prises par le journaliste britannique Christopher Hird de la prestigieuse revue de gauche New Statesman suite à une entrevue avec l’ancien responsable de la recherche chez BAT, le Dr Sidney Green.

Le Dr Green, qui pensait rester anonyme, ne s’est pas gêné pour critiquer l’atmosphère malsaine qui régnait selon lui au sein du groupe BAT. Selon les notes du journaliste, il relate un cas où BAT vendait au Canada un tabac possédant certaines propriétés particulièrement cancérogènes… Lorsqu’il leur dit qu’ils ne devraient pas faire cela, ils lui demandèrent pourquoi : « Parce que les gens en mourront dans vingt ans; Ça va, donnez-nous trois ans pour battre la concurrence et nous pourrons l’enlever; Si ça prend 20 ans pour tuer quelqu’un, et comme l’industrie n’en a plus pour bien longtemps, peu importe ce qu’on met dans nos cigarettes aujourd’hui. »

Comme l’a souligné Mario Bujold, directeur du Conseil québécois sur le tabac et la santé, nous ne savons pas dans quelle marque de cigarettes ce tabac a été utilisé ni s’il a finalement été retiré des produits d’Imperial Tobacco – des questions auxquelles une commission d’enquête pourrait trouver des réponses.

Francis Thompson