Le Bureau de la concurrence s’entend avec les cigarettiers

Alors qu’en juin 2003, un groupe formé de professionnels de la santé, de juristes et d’experts de l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) déposait une plainte, pour pratique commerciale frauduleuse, contre les compagnies de tabac, auprès du Bureau de la concurrence, ce dernier s’est récemment entendu avec les trois principaux fabricants canadiens, pour qu’ils retirent – de manière volontaire – les mentions « douces » et « légères » des paquets de cigarettes.

Depuis le 31 décembre 2006, JTI-Macdonald, Rothmans Benson & Hedges et Imperial Tobacco Canada ont donc progressivement cessé d’imprimer ces appellations ou leurs variantes sur les emballages. Le retrait complet de ces termes, qui affublaient plus de 79 marques de cigarettes et 18 variétés de tabac à coupe fine, se terminera d’ici le 31 juillet 2007.

Ensemble, les compagnies visées par ces arrangements occupent environ 90 % du marché canadien. Le Bureau de la concurrence prévoit également rencontrer les petits fabricants pour tenter d’en arriver à des accords similaires avant la fin de 2007. Au début décembre, le président d’ADL Tobacco, Alain Paul, a indiqué, lors d’un entretien téléphonique, qu’il n’avait pas encore été contacté par l’agence gouvernementale.

Interruption de l’enquête

En mars 2005, le sous-commissaire du Bureau de la concurrence, Raymond Pierce, avait expliqué à Info-tabac qu’« au terme des investigations, s’il y a matière à porter des accusations, le Bureau pourrait emprunter la voie civile, devant le Tribunal de la concurrence, ou référer les preuves au procureur général dans le cas d’une infraction criminelle ».

Or, aucune de ces avenues ne sera finalement empruntée puisque les accords conclus entre les manufacturiers et l’agence gouvernementale mettent fin à l’enquête amorcée il y a trois ans, sans qu’il n’y ait d’accusations de portées, et sans déterminer si les « douces » et « légères » constituent une fraude commerciale.

Sous-commissaire adjointe au Bureau de la concurrence, Andrea Rosen indique qu’il n’est pas rare que le Bureau en arrive à une entente avec des entreprises visées par une plainte : « On n’a pas l’habitude de négocier avec les plaignants. Eux, ils nous présentent leur dossier et leur preuve, et nous, on mène l’enquête ».

Motus et bouche cousue…

Le Bureau de la concurrence – qui s’est engagé, par écrit, à ne pas entreprendre d’autres démarches contre les cigarettiers sur le sujet – est plutôt avare de commentaires sur les raisons qui l’ont incité à demander le retrait des « douces » et « légères ». « Si vous regardez sur le site Web des plaignants, les allégations sont là, ce serait la meilleure façon de le savoir », s’est contentée de répondre la fonctionnaire.

Malheureusement pour ceux qui auraient souhaité consulter les conclusions de l’enquête, on apprend, à la lecture des ententes que les renseignements obtenus par la commissaire à la concurrence demeureront confidentiels, sauf s’ils sont requis par la loi ou nécessaires pour l’application de celle-ci. À la lecture de certaines clauses, on constate que les compagnies de tabac se sont protégées pour que ce « retrait volontaire » ne soit pas interprété comme une admission de culpabilité. Un tel aveu n’aurait certes pas aidé leur cause dans le cadre du recours collectif sur les « douces » et « légères » dont elles font l’objet en Colombie-Britannique.

En vertu de ces arrangements, les cigarettiers devaient diffuser, dans différents journaux, des avis indiquant qu’ils cesseront de commercialiser des cigarettes « douces » et « légères ». Cependant, s’ils affirment qu’« à la demande de la commissaire de la concurrence », ils ont volontairement accepté d’abandonner la fabrication et l’emballage de produits du tabac en utilisant ces mots comme qualificatifs de la marque, ils ne font pas mention des raisons qui les ont poussés à accéder à cette requête.

Ruse de l’industrie

« La décision du Bureau de la concurrence de mettre fin à l’enquête sur la vente de cigarettes « légères » et d’accepter une entente pour suspendre seulement l’utilisation de certains termes représentent une perte dissimulée bien plus qu’une victoire pour la santé publique », a déploré le directeur de la recherche des Médecins pour un Canada sans fumée, Neil Collishaw, lors d’une conférence de presse tenue le 9 novembre.

« Ce retrait volontaire est une ruse, prévient-il. Il ne protègera pas les Canadiens des supercheries de l’industrie du tabac, puisque les compagnies ont déjà muni leurs paquets de codes de couleurs ou de numéros [qui laissent croire aux fumeurs que certaines marques sont moins dangereuses]. L’entente leur permettra donc de continuer à tromper les consommateurs, tout en prétendant avoir accompli une bonne action pour la santé publique. »

L’organisme a aussi rappelé que les manufacturiers de cigarettes ont bénéficié de plus de 2 000 jours pour faire preuve de bonne foi, puisqu’en mai 2001, l’ancien ministre de la Santé, Allan Rock, les avait invités à retirer volontairement ces termes, ce qu’ils avaient jusqu’ici refusé.

Accord décevant

S’il se réjouit que, six ans après l’annonce du retrait des « douces » et « légères », ces descripteurs disparaissent enfin des paquets de cigarettes canadiens, Francis Thompson, directeur des politiques à l’ADNF, est déçu de l’accord signé entre le Bureau de la concurrence et les compagnies de tabac : « Nous, ce qui nous intéresse, c’est que les fumeurs soient bien renseignés quant aux différences, ou plutôt au manque de différences, entre les risques associés aux marques de cigarettes. Et contrairement aux ententes qui ont été conclues en Australie (voir encadré), chez nous, il n’y a strictement rien pour sensibiliser les fumeurs aux raisons qui ont justifié ce retrait. »

M. Thompson, qui est également l’un des 11 signataires de la plainte, aurait souhaité que le Bureau se penche sur la responsabilité des cigarettiers. « Selon nous, il s’agit d’une fraude commerciale commise volontairement pendant un quart de siècle, maintient-il. On s’attendait donc à ce que le Bureau de la concurrence fasse plus que demander le retrait de ces appellations, surtout quand on sait que Santé Canada se prépare à déposer un projet de règlement à cet effet. »

Un des aspects qui dérange le plus les auteurs de la plainte est le temps que le Bureau a mis à réagir pour finalement en arriver à un tel dénouement. Trois années se sont écoulées entre le moment où ils ont entrepris leur démarche et celui où un communiqué les a informés que des arrangements avec les fabricants venaient d’être conclus.

Pour Francis Thompson et les experts qui ont émis le grief, il est clair que les consommateurs ont été induits en erreur avec les cigarettes « douces » et « légères ». « Contrairement à ce qui aurait pu se passer dans le domaine alimentaire, on n’a pas dit aux fumeurs que le produit qu’ils consommaient ne contenait pas de sucre alors qu’il en renfermait, illustre-t-il. On leur a menti sur les risques de décès concernant un produit qui tue la moitié de ses utilisateurs à long terme. »

« Si le Bureau de la concurrence n’est pas là pour s’occuper de ce genre de dossier, de manière rapide et efficace, à quoi sert-il? », s’interroge M. Thompson. Même si ce n’était pas le but de l’opération, ce dernier considère que les sorties publiques que le Bureau de la concurrence les a forcés à faire, en raison de son inaction, ont au moins contribué à sensibiliser la population aux risques des qualificatifs trompeurs.

Santé Canada

À Santé Canada, Christine Belle-Isle confirme que le gouvernement va quand même aller de l’avant avec son projet de règlement interdisant les « douces » et les « légères ». « Alors que l’entente avec le Bureau de la concurrence ne vise actuellement que les principaux fabricants, notre règlement va s’appliquer à toutes les compagnies, de manière permanente », précise la gestionnaire du Bureau de la réglementation et de la conformité.

Contrairement à ce qu’Info-tabac avançait au dernier numéro, ce n’est pas en vertu d’un amendement au Règlement sur l’information relative aux produits du tabac, mais bien par l’adoption d’un nouveau règlement à la Loi sur le tabac fédérale que les appellations trompeuses seront bannies. Initialement prévue pour décembre 2006, la prépublication du projet réglementaire, dans la première partie de la Gazette du Canada, a été reportée à mars 2007. Toutefois, ce changement ne devrait pas affecter les échéanciers.

« Pourquoi les graphiques et les couleurs ne seront-ils pas aussi proscrits? », a-t-on demandé à Mme Belle-Isle. « Nos études ont démontré que les termes « légers » et « doux » sont trompeurs et portent à confusion, a-t-elle indiqué. Cependant, on n’a pas encore effectué de recherches pour déterminer si les graphiques et les couleurs ont le même effet. » Lorsque son règlement sera en vigueur, Santé Canada va suivre le marché et il réajustera le tir s’il s’aperçoit que la Loi sur le tabac est transgressée.

En Australie

En 2005, l’Australian Competition and Consumer Commission (l’équivalent du Bureau de la concurrence canadien) concluait un accord avec les manufacturiers pour qu’ils retirent les termes « doux » et « légers » des emballages de cigarettes. Après avoir enquêté pendant deux ans, la Commission est arrivée à la conclusion que ces appellations induisaient les consommateurs en erreur et constituaient de la publicité trompeuse.

En vertu de cet arrangement, Philip Morris Limited, British American Tobacco Australia et Imperial Tobacco Australia ont dû financer une campagne médiatique de 9 millions $. Dans les messages diffusés à la télévision, à la radio et dans les imprimés, la population était entre autres informée que les cigarettes à faible teneur en goudron ne représentent pas moins de risques pour la santé que les marques régulières, comme le croyaient initialement plus de la moitié des fumeurs australiens.

Josée Hamelin