La vente d’un produit mortel : les stratégies d’Imperial pour masquer les problèmes de santé

Vastes recours collectifs contre l’industrie
Ce n’est plus un secret : les cigarettiers ont détruit des documents internes prouvant qu’ils connaissaient les dangers liés au tabac.

Mais qui, exactement, a ordonné cette destruction? C’est ce qu’ont examiné les avocats des recours collectifs contre les cigarettiers canadiens entamés au Palais de justice de Montréal en mars dernier.

Les dépositions d’anciens employés d’Imperial Tobacco Limited (ITL), maintenant Imperial Tobacco Canada, se contredisent et contredisent aussi les documents internes d’ITL déposés en preuve à la cour.

Des documents compromettants pour ITL

Ces documents contiennent notamment des rapports de recherche dont le contenu, délicat, compromet British American Tobacco (BAT) et sa filiale, ITL. Un rapport, daté de 1974, démontre « que la fumée de tabac agit comme un promoteur de tumeur [sur les hamsters] » et que « la fumée de tabac inhalée pourrait agir comme un promoteur dans la carcinogenèse des voies respiratoires ». Un autre détaille l’utilisation de la coumarine, un ingrédient actif dans le poison à rat, comme agent aromatisant. Alors qu’un document de BAT, remontant à 1988, suggère de le retirer comme agent de goût. Une troisième étude, réalisée en 1976, confirme le lien entre tabagisme et emphysème, alors qu’une autre, de 1980, conclut que les filtres ne réduisent pas les toxines en phase vapeur. Enfin, un rapport de 1976 démontre que les fumeurs compensent le manque de goudron et de nicotine dans les produits dits « légers » ou « doux » en tirant plus fort et en inhalant plus profondément. Bref, que les produits « légers » ne sont pas moins nocifs pour la santé, contrairement à ce que croient plusieurs.

Ces documents ont été présentés alors que les avocats des plaignants se concentrent sur trois questions principales : la politique de rétention de documents d’ITL (aussi appelée « politique de destruction de documents »), les connaissances du cigarettier sur la nature addictive et cancérigène de ses produits et sa propension à nier publiquement tout lien entre tabagisme et risques pour la santé.

Des documents détruits : qui est coupable?
De nombreux documents compromettants ont été détruits.

Les avocats d’ITL admettent que la politique de rétention des documents de son client a été mise en place à la demande de BAT. Mais il y a un sérieux désaccord parmi les témoins sur les personnes qui sélectionnaient les documents destinés à la destruction.

Jusqu’à présent, tout le monde pointe le Dr Patrick Dunn, ancien vice-président de la recherche et du développement chez ITL, décédé en 2007. Les notes internes d’ITL suggèrent toutefois que le Dr Dunn jugeait plutôt ces documents essentiels à ses recherches et était exaspéré par le désir d’ITL de s’en débarrasser. « Les avocats veulent que ce travail [de destruction] se fasse de leur façon, mais ils ne veulent pas en prendre la responsabilité, écrit M. Dunn dans une note. Le fin mot de toute cette foutaise [the punchline of all this bullshit] c’est que je serai seul à devoir témoigner en cour. Pas les avocats. »

Lyndon Barnes, un avocat basé en Ontario qui représentait ITL dans les années 1980, a aussi blâmé le Dr Dunn pour la destruction des documents. Il a été jusqu’à dire qu’il n’y avait eu « absolument aucune participation juridique » dans cette disparition des documents. Ce témoignage est toutefois contredit par celui de John Meltzer. Cet avocat faisait partie de l’équipe qui, à l’époque, a exposé à la direction d’ITL les craintes qu’entretenait BAT face à de possibles poursuites judiciaires.

Dans sa déposition vidéo, M. Meltzer admet qu’il a parlé avec Roger Ackman, Lyndon Barnes et Simon Potter (les trois avocats principaux d’ITL à l’époque) sur l’impact que les études de BAT pourraient avoir sur de possibles poursuites judiciaires au Canada. Son témoignage contredit celui de M. Barnes, qui soutenait qu’ITL n’était pas préoccupé par l’influence des documents internes sur les litiges canadiens. La déposition de Meltzer porte donc gravement atteinte à la théorie d’ITL selon laquelle il n’y avait « aucune implication juridique » dans cette affaire et que l’entreprise ne s’attendait pas à des poursuites judiciaires au moment où les documents ont été détruits, en 1992.

Une science sur mesure

Au début du procès, les avocats de la poursuite ont demandé à Michel Descôteaux, porte-parole principal et directeur des affaires publiques pendant plus de 30 ans pour ITL, si son entreprise avait déjà exagéré certaines déclarations pour faire avancer ses objectifs. M. Descôteaux a répondu qu’« Imperial Tobacco ne s’est jamais comporté d’une manière malhonnête ». Une déclaration relativement discréditée par une note datée de 1976 dans laquelle M. Descôteaux écrit qu’ITL doit faire ce qu’il peut pour changer l’opinion qu’a le public sur la science.

« La position que je vous propose d’adopter, écrit alors M. Descôteaux, est que nous sommes innocents jusqu’à preuve du contraire. Nous devrions convenir de considérer les résultats scientifiquement valables de la recherche médicale comme étant des indications – des hypothèses – que le tabagisme peut être dangereux pour la santé humaine. Nous devons les dénoncer avec vigueur et essayer de les discréditer autant que possible. »

En effet, il a été démontré lors de la déposition de Jacques Bédard, président de la Société pour la liberté des fumeurs, un groupe de façade de l’industrie du tabac, qu’une étude scientifique a été commandée au Dr Dollard Cormier dans le but de contredire les conclusions du Surgeon General (des États-Unis) et de la Société royale du Canada selon lesquelles la nicotine crée une dépendance. En 1989, M. Bédard qualifie de « bonne nouvelle » le fait que le Dr Cormier va « coopérer » et que « ses opinions sont claires […] le tabac ne produit pas une dépendance ». Sans surprise, l’étude qu’il a réalisée conclut que le tabagisme ne crée pas de dépendance.

Quel accord avec le gouvernement fédéral?

Face à ces faits, les avocats des plaignants ont demandé aux témoins d’ITL s’ils étaient responsables d’informer le public des dangers inhérents au tabagisme. Presque tous ont répondu en mentionnant une entente avec Santé Canada qui interdisait à leur firme de publiciser les risques du tabagisme pour la santé.

Il n’y a cependant aucune preuve documentée de cet accord allégué avec le gouvernement fédéral. Aucun des témoins n’a été en mesure de fournir de précisions sur le moment où cet « accord » a été discuté ou avec qui au sein du gouvernement.

La pause estivale a débuté le 22 juin. Le procès reprendra le 20 août avec quelques derniers témoins d’ITL.

Plus de renseignements en ligne :

Site du CQTS : http://www.cqts.qc.ca/recours/

Blogue français : http://procesdutabac.blogspot.ca/

Blogue anglais : http://tobaccotrial.blogspot.ca/

Documents du procès : https://tobacco.visard.ca/ (cliquez sur « Accès direct à l’information »)

Geoffrey Lansdell