La santé publique a-t-elle des chances de gagner?

Partout au Canada, les gouvernements des provinces s’apprêtent à poursuivre les fabricants de produits du tabac en justice afin de recouvrer les frais engagés en soins de santé pour traiter les maladies liées au tabagisme.

Encouragées par le règlement à l’amiable sur lequel a débouché la poursuite conjointe des États américains, les provinces canadiennes sont prêtes à rendre les compagnies responsables de leurs gestes. Avec la Colombie-Britannique en tête, les provinces ont décidé de retenir la même approche que le procureur général américain. En 1998, celle-ci a mené au Mas­ter Settlement Agreement (MSA), une entente à l’amiable qui contraint les ciga­ret­tières à verser 246 milliards US$ en 25 ans, en plus de procurer divers acquis en matière de lutte contre le tabagisme.

Pour qu’une province canadienne puisse intenter une poursuite en justice, il a d’abord fallu adopter une loi, puis trouver une façon de lui permettre de mener ladite poursuite. Une approche législative comporte l’avantage additionnel de ne pas faire l’objet de prescription, ce qui aurait réduit la période jusqu’à laquelle on pourra reculer pour réclamer une indemnisation.

Jusqu’à présent, chacune des dix provinces canadiennes a adopté une loi qui permet d’intenter des procédures judiciaires contre l’ensemble des sociétés de tabac. Aucun des trois territoires, qui relèvent du fédéral, n’a pris de mesures en ce sens.

Un procès contre les cigarettières s’avérera sûrement très, très long. La démarche visant à obtenir le remboursement des frais engagés a commencé par l’adoption de la loi en Colombie-Britannique, en juillet 1997. Dans sa poursuite en justice, la Colombie-Britannique met en accusation Imperial Tobacco Canada; Rothmans Benson & Hedges; JTI-Macdonald; le Conseil canadien des fabricants des produits du tabac; et plusieurs sociétés étrangères, dont British American Tobacco, Philip Morris et R.J. Reynolds. L’industrie du tabac a contesté la validité de la loi de la Colombie-Britannique jusqu’en Cour suprême du Canada. Or, malgré l’insertion de légères modifications en cours de route, elle a été maintenue. La plupart des provinces ont pris la loi de la Colombie-Britannique comme modèle, puisqu’elle a déjà réussi à surmonter haut la main la contestation judiciaire des géants de l’industrie.

Dans sa requête devant les tribunaux, la Colombie-Britannique allègue que les cigarettes constituent un produit dangereux qui, lorsqu’on l’utilise comme il est prévu de le faire, provoque la maladie et la mort chez un grand nombre de fumeurs, et qu’« On ne saurait surévaluer l’envergure des dégâts que le tabagisme cause sur la santé : 50 % des fumeurs meurent d’une maladie liée au tabac. » (traduction libre). La requête ajoute que les fabricants de tabac ont omis d’informer les consommateurs des dangers du tabagisme, mettant en marché des cigarettes légères qu’ils disent inoffensives et ciblant les enfants dans leurs campagnes publicitaires et promotionnelles, comme le rappelle un rapport de la Fondation pour la lutte contre le tabac de l’Association pour les droits des non-fumeurs, publié en mars 2009 et intitulé Tobacco-Related Litigation in Canada. Le procès intenté par la Colombie-Britannique devrait avoir lieu en septembre 2011, mais divers délais pourraient survenir qui en retarderont la tenue.

Entre-temps, le Nouveau-Brunswick et l’Ontario ont déclenché des poursuites similaires. Le Québec et le Manitoba ont annoncé leur intention d’intenter eux aussi un procès, fort probablement en 2010 dans les deux cas. Les autres provinces n’ont pas encore précisé à quel moment elles comptent agir. Par ailleurs, toutes n’ont pas dit à combien s’élève le dédommagement qu’elles entendent réclamer, mais on estime que celui-ci dépassera les 100 milliards de dollars, puisque les revendications de l’Ontario à elles seules sont de 50 milliards.

Il s’agit d’une somme énorme, même pour des entreprises aussi rentables que les cigarettières; celles-ci sont évidemment inquiètes. La stratégie de l’industrie du tabac a longtemps consisté à rejeter la responsabilité de son comportement sur autrui, notamment sur les fumeurs. Sa dernière tactique en date consiste à essayer de faire porter le blâme au gouvernement fédéral.

Les géants du tabac blâment le fédéral

Les cigarettières ont demandé aux tribunaux de contraindre le gouvernement fédéral à se présenter comme tierce partie défenderesse; voilà qui l’amènerait à payer une partie du dédommagement consenti aux provinces, advenant que celles-ci gagnent le procès. Cette manœuvre juridique se fonde sur une allégation faisant du gouvernement fédéral un « associé principal » des ventes de tabac, puisqu’il a encouragé et participé au développement de la cigarette prétendument « douce » ou « légère » à faible teneur en goudron (à la fin des années 1960, lors d’une tentative visant à rendre la cigarette moins nocive), en plus d’avoir préservé la légalité du tabac et d’avoir perçu des taxes de vente durant des décennies. Soutenant que cette façon de faire est inapplicable, le gouvernement fédéral a déposé à la Cour suprême du Canada une requête demandant qu’on le retire de la poursuite. Le cas sera probablement entendu au début de 2011, et il peut tout aussi bien donner lieu à un jugement de la Cour qu’à une entente à l’amiable survenant à un moment ou un autre des procédures.

Master Settlement Agreement

La principale leçon à tirer de l’instruction menée aux États-Unis, c’est qu’une entente de règlement peut traiter de bien d’autres choses que d’argent uniquement. Dans ce cas, les États américains n’ont pas seulement récolté un beau gain financier. En effet, le MSA

  • a entraîné l’instauration de nouvelles mesures de lutte antitabac, dont l’interdiction pour les cigarettières d’agir comme commanditaires, l’élimination des personnages de bandes dessinées de la publicité du tabac ainsi que des restrictions quant à l’accès des jeunes aux produits du tabac (un train de mesures qui était déjà en place au Canada);
  • a donné naissance à l’American Legacy Foundation et fait disparaître trois importants organismes de façade et de lobbying au service de l’industrie du tabac;
  • a donné naissance à un fonds dans chaque État destiné à assurer l’application des mesures, de même qu’à un fonds national d’éducation du public;
  • a livré au domaine public, par l’entremise de la Legacy Tobacco Documents Library, plus de 40 millions de pages de documents internes de l’industrie du tabac, demeurés secrets jusqu’alors.

En rétrospective, cependant, le monde de la santé publique n’est pas unanime à dire que le MSA constitue un coup de maître en matière de lutte antitabac. Bon nombre d’États ont canalisé l’essentiel des sommes ainsi perçues vers leurs coffres généraux et consacré bien peu de cet argent à la réduction du tabagisme, surtout depuis que la mauvaise passe économique oblige les gouvernements à gratter les fonds de tiroirs… En plus, les cigarettières ont trouvé de nouvelles façons détournées de faire la mise en marché de leurs produits meurtriers.

Au Canada, il sera important d’intégrer les organismes de lutte contre le tabagisme lorsqu’arrivera le moment de négocier une entente; on évitera ainsi de répéter les erreurs commises aux États-Unis. Selon Rob Cunningham, analyste principal des politiques à la Société canadienne du cancer : « La santé publique est l’un des principaux moteurs des poursuites en justice. On ne doit pas laisser l’industrie du tabac négocier une entente bancale. » Il précise que les gouvernements doivent être prêts à défendre ce point de vue devant les tribunaux.

Reconnus mondialement, les chefs de file canadiens de la lutte antitabac doivent participer au processus de négociation. On aura ainsi plus de chances de repérer les échappatoires qui pourraient servir l’industrie et de leur barrer le chemin avant de conclure quelque entente que ce soit. Le tout pourrait avoir les répercussions positives et les avantages qui suivent sur la lutte contre le tabagisme au Canada :

  • des répercussions financières considérables sur l’industrie, avec possibilité de faillite;
  • des amendes sévères calculées sur la base de la future part du marché des jeunes détenue par chaque compagnie;
  • la hausse du prix des produits du tabac (l’industrie refilant ses coûts aux fumeurs, d’où une augmentation du nombre de personnes qui cessent de fumer et un frein au tabagisme chez les jeunes);
  • l’obligation de rendre publics les documents internes de l’industrie au Canada, ce qui permettra d’en tirer parti pour améliorer les politiques de lutte contre le tabagisme;
  • une meilleure compréhension par le public des pratiques trompeuses des cigarettières, qui mènerait à un soutien accru aux politiques publiques qui régissent l’industrie.
Les autorités de santé publique ont-elles vraiment des chances de gagner?

Ces poursuites en justice inquiètent bien évidemment les cigarettières canadiennes, qui se prévalent de toutes les mesures juridiques à leur portée pour contrecarrer ou retarder un processus qui s’annonce long au départ. « Les arguments formulés par nos cigarettières ont déjà été soulevés en vain aux États-Unis. Voilà qui incite nos gouvernements provinciaux à croire que, en fin de compte, ils pourraient avoir gain de cause. La question n’est pas de savoir si les provinces vont l’emporter, mais plutôt combien elles vont remporter », signale Rob Cunningham.

Des victimes ont lancé le bal

Des poursuites judiciaires sous forme de recours collectifs avaient été lancées par des fumeurs victimes de l’hypocrisie des cigarettiers, bien avant que les gouvernements canadiens décident de réclamer un dédommagement à l’ensemble des fabricants de produits du tabac, pour la dépense additionnelle en soins de santé causée par les maladies associées à l’usage du tabac.

Il est possible qu’un jugement soit rendu dans ces affaires avant que cela se produise pour celles des gouvernements provinciaux, souligne Mario Bujold, du Conseil québécois sur le tabac et la santé, un organisme qui pilote un de ces recours collectifs depuis 1998. La date du début du procès des deux recours collectifs intentés au Québec (« CQTS » et « Létourneau ») a récemment été fixée au 17 octobre 2011, à la suite d’un accord entre les parties en cause et le juge.

Fondamentalement, le tribunal cherchera à savoir si les compagnies « avaient connaissance des risques et des dangers associés à la consommation de leurs produits », « ont mis en œuvre une politique de non-divulgation de ces risques et dangers », « ont nié ou banalisé ces risques ou dangers », ou « ont conspiré pour maintenir un front commun visant à empêcher les utilisateurs d’être informés du danger de leur produit ».

Ensemble, les deux groupes de victimes, qui espèrent une condamnation conjointe et solidaire des compagnies de tabac, ont réclamé plus de 22 milliards $. Ce montant continue cependant d’augmenter puisqu’il devra tenir compte des victimes qui s’ajoutent au groupe identifié en 2005 lors d’un jugement préliminaire.

Janice Forsythe, ancienne directrice générale du Conseil canadien pour le contrôle du tabac de 1992 à 1997. Actuellement conseillère principale du cabinet Cypress Consulting, à Ottawa.