La réduction des méfaits, une alternative à l’arrêt tabagique

Plus le tabagisme diminue, plus les fumeurs forment un noyau « d’inconditionnels de la cigarette » pour qui rompre avec le tabac est une solution maintes fois envisagée, mais difficile à exécuter. Pour ces personnes, la réduction des méfaits se présente comme une autre façon d’aborder la cessation. Son but : réduire la mortalité attribuable au tabac en remplaçant la cigarette par d’autres moyens d’administrer la nicotine ou en diminuant la dangerosité des produits déjà sur le marché.

Alors que Santé Canada cherche à réduire la toxicité des cigarettes, plusieurs spécialistes de la lutte antitabac croient qu’il faut plutôt éliminer la fumée, en proposant aux fumeurs de nouvelles manières d’absorber leur nicotine. Ajoutez-y certains intervenants qui jugent inconcevable d’entretenir la dépendance, et tous les ingrédients sont réunis pour lancer un débat sur l’avenir de la réduction des méfaits.

Une cigarette moins nocive

Lors d’un atelier, présenté dans le cadre de la 4e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé qui avait lieu à Ottawa en juin dernier, des fonctionnaires de Santé Canada ont indiqué que leurs efforts actuels tendent surtout à modifier la cigarette pour la rendre moins nocive. Et ce, même si leurs propres recherches ont établi que la cigarette est un produit particulier et complexe, tant par sa nature et sa composition que par les règles qui en régissent l’usage.

« Généralement, lorsqu’on a affaire à un produit dangereux, on en interdit l’usage ou on tente de le rendre moins nocif afin d’atteindre un niveau de risque acceptable, a expliqué Denis Choinière, directeur du Bureau de la réglementation et de la conformité de Santé Canada. Dans le cas de la cigarette, l’article 7 de la Loi sur le tabac fédérale permet d’établir les standards auxquels elle doit se conformer, et c’est cette voie que nous comptons emprunter. » Or, un des obstacles rencontrés par les chercheurs réside dans l’absence de modèle sur lequel se baser, aucune juridiction n’ayant, à ce jour, imposé aux manufacturiers de fabriquer des cigarettes moins dommageables pour la santé.

« Pourquoi s’acharner à modifier la toxicité de la cigarette alors que des produits sans combustion sont disponibles sur le marché? », a-t-on demandé aux fonctionnaires. Tout simplement parce que la cigarette est déjà consommée et acceptée par les fumeurs, et qu’il serait, selon eux, plus facile de la transformer que de mousser la consommation d’autres produits. « Tant qu’à s’attarder à la cigarette, pourquoi ne pas hausser son niveau de nicotine? , a suggéré un autre participant. Ainsi les fumeurs en consommeraient moins pour obtenir leur dose. » Ce à quoi les représentants du gouvernement ont répondu qu’éthiquement, il serait difficilement acceptable de hausser la dépendance d’un produit qui en cause déjà une très forte.

Le problème : la combustion

Spécialiste de la réduction des méfaits, David Sweanor animait lui aussi un atelier de la 4e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé. Selon ce professeur auxiliaire aux départements de droit et de médecine de l’Université d’Ottawa, la plupart des risques du tabagisme pourraient être évités en éliminant la combustion. « La nicotine, aux dosages auxquels les utilisateurs en consomment, n’est pas reconnue comme une cause de maladies, a-t-il expliqué. C’est l’inhalation répétée de substances combustibles qui est mortelle pour la moitié des fumeurs réguliers. » Remplacer la cigarette par des produits moins nocifs, tels que les aides pharmacologiques (timbres transdermiques, gomme ou inhalateur de nicotine) ou le tabac sans combustion (à chiquer ou à priser), permet de réduire jusqu’à 99 % les méfaits reliés à l’usage du tabac, a fait valoir M. Sweanor.

Bien qu’ils aient l’avantage d’être administrés sans fumée – laquelle contient plus de 4000 composantes toxiques, dont plusieurs sont cancérigènes – ces « substituts » contiennent moins de nicotine que la cigarette et offrent une absorption plus lente. Alors que la nicotine de la cigarette atteint le cerveau et lui procure une sensation apaisante en moins de 7 secondes, l’inhalateur et la gomme mettent de 20 à 30 minutes pour fournir à leurs utilisateurs la drogue dont ils ont besoin. Quant au timbre transdermique, il délivre son maximum de nicotine entre 4 et 6 heures après son application.

Usage prolongé des aides pharmacologiques

Au cours des prochaines années, il sera de plus en plus difficile d’intervenir auprès des fumeurs, a indiqué Heidi Stanley dans le cadre de la conférence d’Ottawa. « Il est important d’accepter qu’une personne soit incapable de cesser de fumer, a poursuivi la coordonnatrice du Addictions Treatment and Prevention Program du Georgian College à Barrie, en Ontario. Si un fumeur remplace sa consommation de tabac par l’utilisation d’aides pharmacologiques ou qu’il diminue le nombre de cigarettes consommées, sa santé en sera déjà grandement améliorée. »

Pour la plupart des professionnels de la santé, les thérapies de remplacement de la nicotine ne demeurent cependant qu’un moyen d’arriver à une abstinence totale du tabac. Il n’est donc pas surprenant que nombre d’entre eux soient réticents à suggérer à leurs patients de prolonger leur traitement plus longtemps que la durée prescrite… ce qui est, pour les tenants de la réduction des méfaits, beaucoup moins dommageable que de recommencer à fumer.

Pourtant, en parcourant l’emballage des différentes thérapies de remplacement de la nicotine, on pourrait croire que leur consommation est plus dangereuse que le fait de fumer, tellement les contre-indications sont nombreuses. Par exemple, la compagnie Novartis, qui fabrique les timbres Habitrol, déconseille l’usage de son produit aux personnes souffrant de problèmes cardiaques, aux victimes d’accident vasculaire cérébral, aux femmes enceintes de même qu’aux mineurs. Des mises en garde similaires sont formulées par le géant pharmaceutique Pfizer, qui, grâce à ses marques Nicorette et Nicoderm, occupe la plus grande part du marché canadien des aides à l’arrêt tabagique.

Questionné sur ce que la filiale canadienne de Pfizer pense de l’usage prolongé de ses produits pour cesser de fumer, Nicolas Pépin révèle que la compagnie ne le recommande pas, ceux-ci étant conçus pour aider les fumeurs à vaincre leur dépendance. « Toutefois, concède le directeur de la catégorie des produits antitabac, même si ce n’est pas ce que nous encourageons, nous constatons que certaines personnes utilisent nos thérapies plus longtemps que la durée maximale de traitement qui est de 6 mois. »

De toutes les médications pour cesser de fumer, seule la gomme Nicorette jouit d’un statut un peu plus novateur. En plus de favoriser l’abandon du tabac, elle est aussi destinée à « l’abstinence temporaire» : c’est-à-dire qu’elle peut être consommée par des personnes qui doivent fréquenter un endroit sans fumée, comme un avion.

Lorsqu’Info-tabac soulève le cas d’anciens fumeurs qui allèguent avoir développé une dépendance envers un produit d’arrêt tabagique, Nicolas Pépin est sceptique. « Avec l’inhalateur, il faut aspirer pendant près d’une demi-heure pour obtenir de 15 à 20 % de la concentration sanguine de nicotine obtenue avec une cigarette en quelques minutes, précise-t-il. Si ce produit contient assez de nicotine pour aider les gens à se libérer du tabac, je ne crois pas que les personnes qui ont une dépendance physiologique envers la nicotine puissent se contenter d’aussi peu. Par contre, on peut, peut-être, parler d’une dépendance psychologique dans la mesure où d’anciens fumeurs se servent de nos produits pour se sécuriser face à d’éventuelles envies de fumer. »

L’industrie du tabac veut sa part du gâteau…

Si les compagnies pharmaceutiques ne semblent pas intéressées à s’engager dans la réduction des méfaits, l’industrie du tabac, elle, entrevoit les possibilités de ce nouveau filon. Certaines multinationales ont déjà mis en marché des produits sans combustion. C’est notamment le cas de British American Tobacco qui vient de commercialiser du snus (tabac à priser) sous le nom de sa célèbre marque de cigarettes Lucky Strike en Afrique du Sud, et de RJ Reynolds qui a mis en marché des comprimés de tabac de marque Interval.

Étalage proportionnel au risque

Les produits qui offrent une solution de rechange à la cigarette sont difficiles, voire impossibles à trouver chez les détaillants, déplore David Sweanor. Selon lui, les aides pharmacologiques devraient être placées bien à la vue, dans tous les commerces où des cigarettes sont vendues. Le tabac sans combustion serait un peu moins visible, alors que les cigarettes n’occuperaient qu’une infime place, ou mieux encore, seraient cachées. De plus, les gouvernements auraient avantage à instaurer une politique de taxation en vertu de laquelle les cigarettes seraient plus chères que les aides pharmacologiques et que les produits qui comportent moins de risques, tel le tabac à chiquer ou à priser. Interrogé sur les règles qui devraient régir la mise en marché des substituts de tabac, M. Sweanor soutient que s’il y a trop de contraintes, les gens vont continuer à fumer.

Défis à venir

Si ce n’était pas de la dépendance, il n’y aurait probablement pas toute cette controverse autour de la réduction des méfaits, croit David Sweanor. « Si on veut que moins de gens décèdent du tabagisme, un des défis éventuels sera d’informer les fumeurs qu’il existe une alternative au statu quo, et de les convaincre d’opter pour des produits plus sécuritaires. » Rappelons qu’à l’heure actuelle, les trois quarts des fumeurs canadiens consomment des cigarettes dites « légères » en pensant qu’il s’agit d’un produit moins nocif. Peut-être un peu optimiste, M. Sweanor espère que d’ici 30 ans, le mode d’administration de la nicotine aura changé.

Josée Hamelin