La pression monte sur le gouvernement fédéral

Pour contrer la montée du tabagisme juvénile, une nouvelle coalition pancanadienne réclame l’adoption rapide de règlements fédéraux musclés en vertu de la Loi sur le tabac.

La toute nouvelle Campagne nationale « Le tabac ou les jeunes » a donné le coup d’envoi officiel à ses activités le 14 avril en tenant une conférence de presse à Ottawa pour dévoiler son plan d’action contre le marketing du tabac auprès des jeunes.

Ce plan comprend neuf grands éléments, dont la grande majorité pourrait être réalisée sans nouvelle législation :

  1. la banalisation des paquets de cigarettes;
  2. l’amélioration des avertissements sanitaires;
  3. l’interdiction des désignations « légères » et « douces »;
  4. l’augmentation des taxes d’accises sur le tabac;
  5. l’interdiction de la publicité de commandite, avec mise sur pied d’un fonds de remplacement;
  6. l’interdiction de la promotion aux points de vente;
  7. le lancement d’une campagne publicitaire de dénormalisation de l’industrie;
  8. l’imposition de normes sur le contenu chimique des cigarettes;
  9. la création d’une commission d’enquête sur les pratiques de l’industrie.

Avec cette nouvelle campagne, les principaux organismes de santé espèrent reprendre l’initiative dans le dossier du tabac, au lieu de s’enfermer dans un rôle purement défensif, en particulier au sujet des commandites en faveur des produits du tabac. La Loi sur le tabac contient toute une série de mesures qu’on a peu commentées, au point que bien des journalistes ont eu tendance à parler de « loi anti-commandites ».

En réalité, la loi fédérale, adoptée en avril 1997, ouvre la voie à une panoplie de mesures antitabac, puisqu’elle donne le droit au gouvernement fédéral de réglementer le produit (en particulier la teneur en nicotine), son emballage et sa mise en marché. Cependant, le ministre Allan Rock, embêté par les promesses de son parti au sujet des commandites de courses automobiles, n’a toujours pas présenté de projet de règlements; pour le moment, la Loi sur le tabac reste un squelette dépouillé de muscles et de peau.

« Nous assistons à l’émergence d’une crise en matière de santé publique », a résumé le Dr Andrew Pipe, président du Centre canadien pour l’éthique dans le sport (et militant de longue date auprès de l’organisme Médecins pour un Canada sans fumée).

Lors du lancement officiel de la Campagne, 31 organismes avaient déjà donné leur appui au plan d’action, dont la Société canadienne du cancer, l’Association pour les droits des non-fumeurs et l’Association pulmonaire.

Grande nouveauté pour une campagne pancanadienne dans le domaine de la lutte au tabagisme : on part avec une majorité d’organismes membres (17 sur 31) qui sont québécois! Le Collège des médecins, la Fondation québécoise du cancer, cinq Directions de la santé publique et deux Régies régionales de la Santé et des Services sociaux sont du nombre, tout comme la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac et le Conseil québécois sur le tabac et la santé.

Pourtant, la plupart des organismes de santé au Québec avaient décidé, il y a plusieurs mois, de concentrer leurs efforts sur le débat qui s’en vient à l’Assemblée nationale. Il semble que le mouvement québécois pour le contrôle du tabac est maintenant assez fort pour pouvoir s’engager dans une « guerre » à deux fronts…

Retour de la question des emballages

La banalisation des paquets de cigarettes est sans doute l’élément le plus frappant du plan d’action proposé par le nouveau regroupement antitabac. Dans les pochettes de presse de la campagne, comme dans la documentation qu’on fait parvenir à des milliers d’organismes à travers le Canada, plusieurs maquettes d’emballages neutres ont d’ailleurs été incluses pour démontrer à quel point les paquets peuvent devenir des supports importants pour la sensibilisation sanitaire.

On évalue actuellement à deux milliards le nombre de paquets de cigarettes vendus au Canada à chaque année; ce sont deux milliards de petits panneaux-réclame ambulants qui font la promotion des différentes marques et de la consommation du tabac, intégrés à la vie quotidienne de millions de personnes.

Le lien visuel par le biais des couleurs assure en grande partie l’efficacité de la publicité de commandite pour les cigarettiers : autant que les mots « du Maurier », ce sont les couleurs rouge et noir qui permettent de faire le rapprochement entre le Festival international de jazz de Montréal et les cigarettes d’Imperial Tobacco. Les admirateurs de Jacques Villeneuve sont sans doute particulièrement conscients de l’importance des couleurs distinctives…

Selon une étude réalisée en 1993 pour le compte de la Société canadienne du cancer par une équipe de chercheurs de l’Université de Toronto, l’effet des emballages est plus marqué chez les jeunes que chez les adultes. C’est normal : contrairement aux adultes, motivés à fumer surtout par la dépendance physiologique et le conditionnement psychologique, les fumeurs débutants trouvent dans la cigarette un outil pour se construire une nouvelle identité.

Dans ce jeu identitaire, les marques jouent un rôle très important, concluait l’ethnographe Grant McCracken dans une enquête sur la fonction du tabac dans la vie des adolescents ontariens. Pour ces ados, du moins au moment de l’enquête (1992), les Matinée étaient des cigarettes de « vieilles dames », les Export ‘A’ destinées à la génération des parents ou aux toughs, les Belmont aux décrocheurs et ainsi de suite.

Privé de cette fonction emblématique, le paquet de cigarettes perdrait donc une bonne partie de son attrait pour les adolescents, en particulier si on imposait en plus les avertissements sanitaires proposés par la Campagne nationale « Le tabac ou les jeunes ».

« AVERTISSEMENT – IMPUISSANCE,  peut-on lire sur une des maquettes. Fumer hausse le risque d’impuissance de 50 %, même chez les jeunes hommes en santé. » Quoi de mieux pour décourager les fumeurs masculins, en particulier adolescents! On n’a pas besoin de focus group pour comprendre que ce genre de message passe beaucoup mieux chez les ados que les avertissements qui ont trait au cancer, une maladie de « vieux » qui ne les concerne pas, selon la grande majorité des jeunes.

Autre élément novateur proposé par la Campagne : l’utilisation de photos pour renforcer les avertissements sanitaires. À la vue de l’illustration accompagnant le texte sur la gangrène, plusieurs âmes sensibles pourraient fort bien non seulement cesser de fumer, mais aussi cesser de manger pendant quelques heures.

Supercherie légère

Une autre réforme proposée pourrait aussi bouleverser les stratégies actuelles de marketing pratiquées par l’industrie. Il s’agit de l’interdiction des termes « légères », « douces » et apparentés pour décrire les cigarettes.

Des documents récemment divulgués à l’occasion du procès au Minnesota démontrent ce que les spécialistes prétendent depuis un bon moment : les cigarettiers savent que les taux de nicotine et de goudron affichés sur les paquets des « légères » n’ont rien à voir avec les quantités de produits toxiques réellement absorbés par les fumeurs. Leur santé peut dans certains cas être encore plus menacée par les « légères » – dominantes sur les marchés québécois et canadien – que par les cigarettes régulières.

Dès le milieu des années 1970, sinon plus tôt, les cigarettiers étaient au courant de l’existence du phénomène de la compensation, c’est-à-dire de la tendance des fumeurs à ajuster leur façon de fumer lorsqu’ils passent aux cigarettes légères pour en retirer la même dose de nicotine que des cigarettes régulières. En partie, ils y parviennent en augmentant tout simplement le nombre ou le volume des bouffées.

La conception même des cigarettes « légères » permet une autre forme de compensation. En effet, c’est surtout l’existence de petits trous autour du filtre qui distingue les « légères » des autres cigarettes. Dans les tests mécaniques utilisés pour établir les taux de nicotine et de goudron indiqués sur les paquets, les trous des cigarettes légères diluent la fumée de cigarette en y rajoutant de l’air ambiant, ce qui diminue les taux mesurés. Si le fumeur bloque ces trous avec son doigt ou ses lèvres, ce dispositif de dilution n’a plus d’effet.

Dans le cas de certaines cigarettes « légères », le ratio nicotine-goudron est plus bas que dans les cigarettes régulières, et les fumeurs qui font de la compensation, souvent inconsciemment, absorbent donc une dose encore plus élevée de goudron lorsqu’ils fument ces cigarettes.

Les cigarettiers se sont toujours gardés de prétendre publiquement que les cigarettes « légères » sont moins nuisibles pour la santé que les cigarettes régulières; les documents internes de l’industrie montrent pourtant l’importance de l’illusion des cigarettes moins nocives, illusion bien ancrée chez les fumeurs.

« Il se pourrait que le désir d’arrêter complètement de fumer et le raisonnement de nombreux consommateurs qui pensent que les faibles teneurs en goudron et en nicotine les rapprochent de la décision inévitable d’arrêter de fumer contribuent en réalité à accroître considérablement le marché », écrivaient des consultants en marketing d’Imperial Tobacco dans une étude réalisée en 1982. (Traduction française tirée de La Guerre du tabac de Rob Cunningham.)

Dans ce contexte, un des effets des termes « douces » et « légères » est donc de neutraliser ou d’atténuer les avertissements sanitaires sur les paquets. En interdisant ces qualificatifs, le gouvernement pourrait enfin éliminer toute ambiguïté dans le message global véhiculé par les emballages.

Deux vagues

La Campagne nationale « Le tabac ou les jeunes », pilotée par la Société canadienne du cancer et l’Association pour les droits des non-fumeurs, comprend deux vagues d’envois massifs. Dans la première vague, qui touche environ 500 organismes dans le cas du Québec, on entend aller chercher l’appui politique et financier d’intervenants en santé publique et aussi en éducation. Ces organismes ont jusqu’au 19 mai prochain pour signaler leur appui.

Dans un deuxième temps, une version révisée de la pochette d’information de la Campagne sera envoyée à des dizaines de milliers d’organismes, de décideurs et de journalistes. On espère ainsi faire débloquer le dossier dans les cabinets politiques à Ottawa.

Francis Thompson