La nationalisation de l’industrie du tabac : un pensez-y bien délicat

Au dernier numéro, Info-tabac vous posait la question : « Serait-il judicieux, pour le gouvernement fédéral, de nationaliser l’industrie du tabac afin de freiner l’opposition aux mesures antitabac, et de cesser d’enrichir les multinationales du tabac? »

Cette interrogation était en lien avec l’article intitulé Des compagnies de tabac sans but lucratif?, lequel résumait la démarche du livre Curing the addiction to profits: a supply-side approach to phasing out tobacco. Signé par Cynthia Callard, Neil Collishaw (tous deux de Médecins pour un Canada sans fumée) et David Thompson, cet ouvrage lancé en juin 2005 prône la nationalisation des cigarettiers. Deux spécialistes du domaine antitabac, David Sweanor et Fernand Turcotte, nous ont livré leurs commentaires sur ce sujet controversé.

Irréaliste

« Il est important d’examiner les directions futures de la lutte contre le tabagisme et d’encourager les gens à considérer celles qui se situent hors des cadres traditionnels. C’est probablement une bonne idée que la réflexion sur la nationalisation de l’industrie du tabac refasse surface.

Cependant, dans la perspective d’une politique publique, je crois que les auteurs de ce livre n’ont pas respecté la règle d’or du changement social : le pragmatisme. Leur projet présente de sérieux problèmes sur les plans politique, social et légal. Ce qu’ils avancent serait probablement impossible à réaliser étant donné la nature structurelle de l’industrie, en plus des limitations et coûts associés aux démarches d’expropriation.

On se retrouverait à payer les actionnaires des compagnies de tabac pour les exonérer du problème qu’ils ont créé. Ces corporations ont mal agi et doivent répondre de leurs actes. Avec toutes les revendications de financement public pour l’éducation, les hôpitaux et la construction de routes, comment pourrait-on justifier l’utilisation de ces milliards en récompense aux actionnaires du tabac?

Cette piste donne l’impression que les membres du réseau du contrôle du tabac sont irréalistes. Il faut plutôt cibler des solutions moins singulières, et mettre l’accent sur l’efficacité. »

–David Sweanor, professeur auxiliaire de droit, Université d’Ottawa

Nécessaire

« Le projet de nationaliser l’industrie du tabac – de manière à l’affranchir de son obligation à produire des bénéfices pour ses actionnaires – est non seulement judicieux, mais nécessaire. Le grand mérite de l’ouvrage de Callard, Collishaw et Thompson est d’expliquer pourquoi l’industrie est tout à fait incapable de se comporter autrement qu’elle ne l’a toujours fait partout et ce, sans se soucier d’amenuiser la dévastation que ses obligations corporatives font s’abattre sur la santé publique. Tout ce que le cartel de la nicotine peut faire c’est nier qu’il fût nuisible pour la société et tenter d’obtenir des tribunaux qu’ils entérinent cette sornette.

Au fur et à mesure où les sociétés prendront vraiment conscience du fait que la mortalité prématurée et la morbidité causées par le tabagisme ne sont pas inéluctables, et qu’il est tout à fait possible d’éradiquer cette toxicomanie, la nécessité d’encadrer l’activité de l’industrie du tabac s’imposera comme une évidence. Tout comme c’est avec une cage et un gourdin plutôt qu’un sermon qu’on se défend d’une bête féroce.

Notre société vient de freiner le tabagisme. C’est une première étape. Il reste maintenant à mettre en place tout ce que requiert son éradication. L’humanité doit se débarrasser de cette toxicomanie, comme ce fut le cas avec la variole et la polio. La nationalisation des moyens de production des cigarettiers est un prérequis. Ce ne sera pas facile, mais l’ampleur de la menace que le cartel de la nicotine fait peser sur le monde, motivera les États à agir avec détermination. »

– Fernand Turcotte, fondateur du microprogramme en contrôle du tabagisme, Université Laval, Québec

Propos recueillis par Julie Cameron