La lutte antitabac a progressé mais n’est pas gagnée

Philippe Couillard ne sort pas facilement du silence qu’il s’est imposé depuis son départ-surprise de la vie politique, à la fin de juin dernier. Et s’il a pris à coeur de répondre avec courtoisie aux questions d’Info-tabac le 7 octobre dernier, l’ancien ministre ne s’est pas pour autant départi d’une grande prudence.

Bien qu’il se déclare satisfait d’« un autre bond en avant » dans la lutte contre le tabagisme accompli durant son passage au ministère de la Santé, de 2003 à 2008, le Dr Couillard s’est aussi empressé de dire que « la lutte n’est pas terminée » pour la collectivité québécoise. Et il a plus tard mentionné qu’il y a du progrès à réaliser dans la population « pour approcher du taux de tabagisme en Colombie-Britannique, qui est très bas ». (voir Note 1)

Des avancées, et en douceur

Un renforcement de la Loi sur le tabac fut voté à l’unanimité à l’Assemblée nationale, en juin 2005, malgré une « petite guérilla d’organisations directement ou indirectement liées à l’industrie du tabac », se souvient l’heureux parrain de ladite législation.

Au vu de ce qui est arrivé dans les restaurants et les bars après l’entrée en vigueur de l’interdiction totale d’y fumer, le 31 mai 2006, Philippe Couillard juge qu’« il y a maintenant dans la société une acceptation très large d’une législation » qui vise à protéger le personnel et la clientèle « contre l’exposition à la fumée secondaire ». Et l’ancien député d’ajouter : « Des gens qui m’arrêtent dans la rue et me remercient de ma contribution à l’administration publique du Québec citent souvent l’amélioration dans leur qualité de vie qui est due à la lutte au tabagisme ». Le sombre souvenir des restaurants et bars enfumés « est très concret pour eux, alors qu’ils sont, heureusement, rares à avoir eu une chirurgie » affectant leur vie quotidienne.

L’ancien ministre n’a pas oublié les prédictions de pertes d’achalandage, de pertes d’emplois et de diverses « conséquences apocalyptiques » que certains opposants à l’interdiction lui avaient servies en 2005, et il note que « rien de tout cela ne s’est produit ». Cela n’avait d’ailleurs pas étonné Philippe Couillard, qui se souvient que « c’était la même chose en 1998 quand Jean Rochon avait fait adopter sa loi, avec une interdiction de vendre du tabac dans les pharmacies : certains prévoyaient la fermeture en grand nombre de pharmacies, et ces prédictions ne se sont pas vérifiées. »

Quant à la disparition des étalages de produits du tabac dans les points de vente, prévue par la Loi sur le tabac de 2005, elle causa « moins d’oppositions » que ce à quoi le ministre Couillard s’attendait. La nouvelle législation visait une réduction de l’incitation au tabagisme « en dénormalisant l’usage du tabac ». Le Dr Couillard continue de croire que l’ensemble des mesures contenues dans la Loi provoque des décisions d’arrêter de fumer. Maintenant que les produits du tabac sont soustraits à la vue du public, et notamment des jeunes non-fumeurs, entre autres dans les dépanneurs, Philippe Couillard se dit « surpris que d’autres entreprises [que celles du tabac] n’aient pas encore utilisé largement les espaces d’étalage et surfaces maintenant disponibles », en sachant comme lui à quel point les efforts de marketing à ces endroits stratégiques peuvent avoir de grosses retombées à long terme.

Contrebande, éducation et gros bon sens

Le Dr Couillard a tenu à souligner que le progrès de la « lutte collective » contre le tabagisme « n’est pas uniquement l’affaire de la législation » qu’il a défendue et du gouvernement. Selon Philippe Couillard, les organismes militant pour la santé publique et le contrôle du tabac ont un rôle à jouer pour accélérer les prises de conscience. De plus, alors que les taxes peuvent réduire la consommation du tabac, « le phénomène parallèle de la contrebande pourrait, non pas annuler, mais contrebalancer une partie des efforts » que fait la société, souligne l’ancien ministre.

À la question de savoir si les pouvoirs publics appliquent assez de mesures pour enrayer le marché noir, Philippe Couillard commence par faire remarquer les nombres « d’enquêtes de police et de condamnations de contrebandiers, qui ont considérablement augmenté depuis quelques années ». Puis, il souligne qu’« au-delà des petits contrebandiers, il faut aller cibler le problème de la contrebande à la base, ce que fait le ministère du Revenu avec le gouvernement fédéral », avant d’ ajouter qu’« il faut voir la façon dont on permet la fabrication de produits du tabac dans certains endroits du territoire canadien » et de prescrire de s’assurer d’une pratique acceptable, en regard des permis de production de cigarettes délivrés par le gouvernement fédéral canadien. En amont des réseaux de distribution des cigarettes, « il faut accepter de s’attaquer au problème à la racine », affirme l’ancien ministre, avant d’enchaîner diplomatiquement sur la nécessité d’éduquer le public à propos des méfaits du tabac, toutes origines confondues.

Sur une tout autre question, qu’il a abordée de lui-même, le Dr Couillard a dit « que c’est du gros bon sens de ne pas fumer dans une automobile quand il y a un enfant dedans. Il faut faire confiance aux citoyens, qui devraient en venir à la même conclusion sans qu’on soit obligé de légiférer et de les soumettre à des amendes. » C’est parce qu’il comptait sur ce « même gros bon sens » que le ministre a refusé en 2005 de proposer une interdiction de fumer sur les terrasses des cafés et restaurants, malgré la demande de certains non-fumeurs en ce sens. Mais plus fondamentalement, concernant la pertinence de légiférer un jour sur le tabagisme dans les automobiles familiales, comme l’ont fait depuis un an la Nouvelle-Écosse et l’Ontario, Philippe Couillard souligne « qu’il faut respecter une limite, la vie privée des gens, dans laquelle l’État ne doit pas s’investir ».

L’avenir de la lutte

Pour faire encore reculer le tabagisme au Québec, l’ancien ministre pense qu’il ne faut plus miser sur des modifications importantes aux lois. Le basculement continuel d’une trop grande proportion de jeunes dans la dépendance au tabac continue cependant de préoccuper le Dr Couillard. Alors qu’une majeure partie des cigarettes dont les mineurs sont en possession provient de points de vente légaux, et non pas du marché noir, l’insistance des marchands à arborer des « affiches fournies par l’industrie du tabac » pour clamer que le tabac est interdit aux mineurs semble, aux yeux de Philippe Couillard, « une manoeuvre assez subtile qui vise en fait à augmenter la consommation » chez les adolescents, en titillant leur côté rebelle. Pour prévenir le tabagisme juvénile, le Dr Couillard préfère l’approche éducative et mobilisatrice de La gang allumée pour une vie sans fumée et de la campagne De Facto. L’ancien ministre ne croit pas non plus utile d’investir des ressources pour favoriser particulièrement la désaccoutumance au tabac chez les fumeurs encore dans l’adolescence, une approche que prônent désormais certains experts en santé publique.

Philippe Couillard

Né à Montréal en 1957, docteur en médecine de l’Université de Montréal en 1979, puis spécialisé en neurochirurgie, Philippe Couillard devint le chirurgien-chef du Département de neurochirurgie de l’Hôpital Saint-Luc, à Montréal, en 1989. En 1992, il partit fonder, et diriger jusqu’en 1996, un service semblable à Dharam, en Arabie saoudite. À partir de 1996, le Dr Couillard a enseigné à la Faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke, jusqu’en 2003. De 2000 à 2003, tout en dirigeant le Département de chirurgie du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, Philippe Couillard a fait partie du conseil d’administration et du comité des affaires publiques et des politiques de la santé du Collège Royal des médecins et chirurgiens du Canada. Élu député du Parti libéral du Québec dans Mont-Royal en 2003, puis dans Jean-Talon en 2007, le Dr Couillard a été ministre de la Santé et des Services sociaux dans le gouvernement Charest, d’avril 2003 à juin 2008, moment de son retrait de la vie politique. Philippe Couillard est maintenant conseiller stratégique du Fonds Persistence Capital Partners, un fonds privé d’investissement en santé lié au Groupe Santé Medisys.

Pierre Croteau

Note [1] : Près de 14 % de la population de 15 ans et plus en Colombie-Britannique fume, contre 22 % au Québec, selon la plus récente enquête de Statistique Canada.