La Loi sur le tabac fédérale à un tournant décisif

C’est dans une salle comble, où plusieurs observateurs n’ont pu entrer faute de places, qu’ont eu lieu les audiences de la Cour suprême entourant la constitutionnalité de la Loi sur le tabac fédérale, le 19 février. Alors que le procureur général du Canada – épaulé par la Société canadienne du cancer et six provinces – a tenté de faire reconnaître le bien-fondé de l’ensemble des mesures prévues par la législation, les trois principaux cigarettiers ont revendiqué des assouplissements. Ces derniers estiment que les restrictions sur la publicité violent leur droit à la liberté d’expression.

Ce n’est pas la première fois que la validité d’une réglementation antitabac fédérale est débattue devant le plus haut tribunal au pays. En 1995, la Cour suprême a révoqué de nombreuses dispositions de la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, laquelle interdisait totalement la publicité protabac. Cette instance a statué, à cinq juges contre quatre, que la preuve démontrant la nécessité de proscrire complètement la promotion pour protéger la santé publique était insuffisante. Deux ans plus tard, le gouvernement fédéral adoptait la Loi sur le tabac actuelle, qui n’autorise que certaines formes de publicités, et les décrit en détails.

Questions en litige

Dans le présent litige, une décision de la Cour d’appel du Québec, rendue en août 2005, a maintenu la quasi-totalité de la Loi sur le tabac fédérale. Cependant, elle a accordé aux compagnies le droit de : commanditer des événements en utilisant leur nom corporatif (à condition qu’il ne soit pas rattaché à une marque de cigarettes), de faire de la publicité « susceptible de créer une fausse impression » et de financer des études scientifiques (voir Info-tabac no 60). C’est précisément pour colmater ces trois brèches que le gouvernement canadien a décidé de porter la cause devant la Cour suprême.

Dans leur appel incident (déposé en réaction à celui du gouvernement), les avocats d’Imperial Tobacco Canada, Rothmans Benson & Hedges et JTI-Macdonald ont prétendu que les dispositions de la loi touchant la publicité de type « style de vie » et celle qui pourrait attirer les adolescents sont tellement vagues et englobantes qu’elles équivalent à une interdiction complète.

Actuellement la réglementation fédérale interdit « la publicité qui associe un produit avec une façon de vivre, tels le prestige, les loisirs, l’enthousiasme, la vitalité, le risque ou l’audace ou qui évoque une émotion ou une image, positive ou négative, au sujet d’une telle façon de vivre » et celle « dont il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle pourrait être attrayante pour les jeunes ».

Ainsi, afin d’être cohérents avec l’argumentaire qu’ils soutiennent depuis le début de leur contestation législative, les manufacturiers n’ont pas fait la promotion de leurs produits par le biais de la publicité permise; c’est-à-dire celle de type informative ou préférentielle que l’on retrouve dans les magazines dont le lectorat est constitué d’au moins 85 % d’adultes, dans des envois postaux adressés à un adulte désigné par son nom ou encore sur des affiches placées dans des endroits où les mineurs ne sont pas admis.

Deux fois plus nombreux que ceux de l’industrie – ce qui est plutôt rare dans ce genre de dossier – les avocats du gouvernement et des provinces ont fait valoir que l’allégation des fabricants selon laquelle la loi constitue une interdiction totale est sans fondement. Ils ont aussi rappelé qu’historiquement, les compagnies de tabac ont toujours exploité les failles des lois, pour essayer de faire indirectement, ce qu’elles n’ont pas le droit de faire de manière légale.

Le procureur général du Canada, qui a interjeté l’appel, avait une heure pour défendre sa législation devant la Cour suprême. La Colombie-Britannique, le Manitoba, l’Ontario, le Québec, la Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick ont tour à tour disposé de 15 minutes. Ayant reçu le statut d’intervenante dans ce litige, la Société canadienne du cancer a eu 30 minutes. Ensemble, les compagnies de tabac ont bénéficié d’environ une heure au cours de laquelle les questions des juges ont été plutôt abondantes.

Liberté d’expression

La plupart des provinces de même que le gouvernement fédéral reconnaissent que la loi antitabac viole la Charte des droits et libertés. Toutefois, ils justifient cette transgression en s’appuyant sur le fait que les restrictions sur la publicité visent deux objectifs urgents et réels : « Protéger les jeunes contre des incitations à l’usage du tabac » et « réduire l’usage du tabac ». Notons que par le passé, la Cour suprême a décrété qu’il était possible de limiter des droits garantis par la Charte, si la limite concerne un problème social urgent et important et si la mesure prise par le gouvernement pour régler le problème est raisonnable et justifiée.

Par contre, la Colombie-Britannique, elle, ne croit pas que la législation fédérale brime la Charte parce qu’elle ne considère pas que l’exploitation d’une dépendance constitue un droit protégé. Elle soutient – en rappelant que l’industrie ne prétend cibler que des « fumeurs adultes » pour les inciter à changer de marque, dans ses publicités – que l’état de dépendance des consommateurs envers la cigarette change l’aspect de liberté et les empêche de prendre une décision éclairée concernant leur rapport au tabac.

Pour illustrer son propos, la Colombie-Britannique a évoqué le cas du pasteur Jim Jones – de la secte le « Temple du peuple » qui, le 18 novembre 1978, a poussé 914 personnes vers la mort en les incitant à s’administrer du cyanure (poison mortel) à Jonestown en Guyana. La province a également comparé la liberté d’expression de l’industrie du tabac à celle d’une foule qui encouragerait une personne suicidaire, juchée en haut d’un immeuble, à sauter. Par ces exemples, elle a voulu montrer que la Charte des droits et libertés ne protège pas les « actes de violence » et que si l’inhalation d’une seule cigarette peut être dommageable, le tabagisme, prolongé sur plusieurs années, entraîne de sérieuses maladies et même la mort.

Interdiction complète?

En faveur d’une interdiction complète de la publicité, la Colombie-Britannique a fait valoir que la publicité de type préférentiel est, elle aussi, insidieuse : « Qu’on dise aux gens « fumez des du Maurier », « fumez des Player’s » ou « fumez des Benson & Hedges », eux, ce qu’ils entendent demeure « fumez » », a déclaré un de ses avocats. Ces derniers ont également soutenu que les manufacturiers de tabac ont toujours fait de la publicité dans le but de créer de fausses impressions sur la nature nocive de leurs produits afin d’encourager les jeunes à commencer à fumer et de dissuader les fumeurs qui voudraient arrêter.

En 2002 (lors de la première instance de la cause), le juge André Denis, de la Cour supérieure du Québec, avait signalé « qu’un bannissement total de toute publicité se serait beaucoup mieux défendu aujourd’hui qu’en 1989 ». Même si l’interdiction totale ne fait pas partie des questions débattues, la Société canadienne du cancer a indiqué à la Cour suprême qu’elle serait justifiée puisque le contexte social a beaucoup changé depuis que la Loi sur le tabac canadienne a été adoptée.

« Plusieurs provinces bénéficient maintenant de lois plus sévères que la législation fédérale en matière de promotion, a-t-elle expliqué. C’est notamment le cas de la Saskatchewan et du Manitoba, qui interdisent déjà les étalages de cigarettes dans les points de vente ou encore du Québec, où les briquets et les allumettes ne peuvent porter la signature des grandes marques de cigarettes. »

Mises en garde

Le Règlement sur l’information relative aux produits du tabac – qui impose depuis 2000 que des avertissements illustrés recouvrent 50 % de la surface supérieure des paquets de cigarettes – a lui aussi été contesté, en partie, par les manufacturiers. Ceux-ci ont concentré leur argumentation sur la taille des mises en garde, en affirmant que rien ne justifie qu’elle soit passée de 33 à 50 %, entre 1999 et 2000.

Or, l’avocate de la Société canadienne du cancer, Julie Desrosiers, qui plaidait sur ce sujet, a cité un document interne de Rothmans Benson & Hedges (Project Jagger) qui stipulait que « l’impact des nouveaux avertissements allait être colossal ».

Convention-cadre

Une partie importante de la défense du gouvernement s’appuyait sur la Convention-cadre pour la lutte antitabac, de l’Organisation mondiale de la santé, que le Canada a ratifiée en novembre 2004. Ce traité international, qui reconnaît que tous les types de publicité en faveur du tabac entraînent une hausse de la consommation, exige de tous ceux qui l’ont entériné une interdiction complète de la promotion d’ici 2010. Il oblige aussi l’apposition de mises en garde de santé recouvrant au moins 30 % de la surface des emballages des produits du tabac, mais de préférence 50 %. Avec cette recommandation, l’avocat et analyste des politiques de la Société canadienne du cancer, Rob Cunningham, croit qu’on devrait bientôt assister à une révolution mondiale, en ce qui concerne les mises en garde : « À l’époque où les négociations de la Convention-cadre ont commencé, seulement cinq pays avaient des mises en garde, a-t-il mentionné à Info-tabac. Aujourd’hui, on en compte plus d’une douzaine, et certains outrepassent même les 50 % recommandés. »

Décision finale

Lorsque la validité de la précédente législation antitabac a été débattue devant la Cour suprême, les audiences ont duré une journée et demie et les juges ont pris 10 mois pour délibérer. « Cette fois-ci, les circonstances sont différentes et il y a beaucoup plus d’intervenants dans le dossier, commente Me Cunningham. On ne peut donc pas prévoir la date à laquelle le tribunal rendra son verdict, mais on sait déjà que ce jugement revêtira une importance capitale, parce qu’il sera sans appel. »

Historique de la loi fédérale
  • 28 juin 1988 : Le Parlement adopte la Loi réglementant les produits du tabac, laquelle interdit toutes formes de publicité protabac.
  • 1er janvier 1989 : La Loi réglementant les produits du tabac entre en vigueur.
  • 21 septembre 1995 : La Cour suprême du Canada invalide les articles de la réglementation de 1988 qui empêchent la publicité.
  • 6 mars 1997 : La Chambre des communes adopte le projet de loi C-71, qui deviendra la Loi sur le tabac fédérale actuelle.
  • 16 avril 1997 : Le Sénat approuve lui aussi le texte de loi, sans amendement.
  • 21 avril 1997 : Les trois principaux cigarettiers (Imperial Tobacco Canada, Rothmans Benson & Hedges et JTI-Macdonald [à l’époque RJR-Macdonald]) entreprennent une contestation de la nouvelle législation, devant la Cour supérieure du Québec, en argumentant qu’elle équivaut à une interdiction totale de la publicit頖 ce que la Cour suprême a prohibé en 1995.
  • 29 avril 1997 : La juge Danielle Grenier, de la Cour supérieure du Québec, rejette une demande d’injonction de l’industrie du tabac pour que la Loi sur le tabac fédérale ne s’applique pas pendant les procédures judiciaires.
  • 28 août 1997 : La Société canadienne du cancer obtient le statut d’intervenante dans le dossier et pourra plaider aux côtés du gouvernement, en dépit de l’opposition des cigarettiers.
  • 10 décembre 1998 : Le Parlement adopte une législation (C-42) qui repousse de deux ans la date à laquelle les compagnies de tabac devront restreindre la promotion de leurs produits par le biais des commandites. En revanche, à compter du 1er octobre 2003, les commandites protabac seront complètement interdites.
  • 26 juin 2000 : Le Règlement sur l’information relative aux produits du tabac est lui aussi approuvé par la Chambre des communes. Il impose que des nouveaux avertissements de santé plus gros et en couleurs figurent dorénavant sur les paquets de cigarettes. (Ce règlement et la loi de décembre 1998 sont tous les deux ajoutés à la contestation législative des cigarettiers.)
  • 20 septembre 2000 : La juge Danielle Grenier, de la Cour supérieure du Québec, rejette une demande de l’industrie pour que les nouveaux avertissements de santé ne soient pas obligatoires, tant que le tribunal n’aura pas déterminé la validité de la réglementation.
  • 13 décembre 2002 : Le juge André Denis, de la Cour supérieure du Québec, qui a présidé le procès opposant les fabricants de cigarettes au gouvernement, décrète que la Loi sur le tabac fédérale est valide.
  • 22 août 2005 : La Cour d’appel du Québec invalide essentiellement trois dispositions de la loi touchant les commandites, le « droit de créer une fausse impression » et les rétributions de l’industrie pour des études scientifiques (voir Info-tabac no 60).
  • 19 février 2007 : Audiences de la Cour suprême du Canada sur la constitutionnalité de la Loi sur le tabac fédérale.

Josée Hamelin