La guerre du tabac de Rob Cunningham

Comme nous l’avions noté dans notre dernier numéro, le militant antitabac Rob Cunningham (connu entre autres pour son travail pour la Société canadienne du cancer) vient de terminer un livre impressionnant, La Guerre du tabac, sur l’histoire du tabagisme au Canada et sur la mondialisation croissante de ce fléau. Le livre est publié par le Centre de recherches pour le développement international, et la version française devrait être disponible au moment où vous recevez ce bulletin. Nous nous sommes entretenus récemment avec M. Cunningham.

Q : M. Cunningham, dans votre livre vous avez choisi une approche historique, et vous présentez même en détail les débats entourant le tabagisme d’il y a un siècle. Pourquoi remonter aussi loin dans le temps?

R : Pour plusieurs raisons. Premièrement parce que personne ne l’avait fait auparavant au Canada. Il y a plusieurs ouvrages de ce genre pour les États-Unis en particulier, mais il était temps de raconter notre histoire à nous. Et puis il est important de comprendre que ce n’est pas une question qui date d’hier. La guerre du tabac dure depuis un siècle et souvent on reprend les mêmes arguments. Lorsqu’on examine les années 50, 60 et 70, on voit à quel point l’industrie du tabac a réussi à contrecarrer des efforts répétés pour améliorer la santé publique. Présenter l’histoire, c’est aussi une façon d’éviter que nous soyons obligés de la répéter.

Q : Pourquoi le Québec accuse-t-il un tel retard vis-à-vis des provinces anglophones en ce qui a trait à la réduction du tabagisme?

R : En partie pour des raisons historiques : c’est au Québec que s’est développée l’industrie du tabac. À mon avis, un autre élément, c’est la langue française, qui a peut-être isolé la population partiellement de l’actualité britannique et américaine (comme par exemple les rapports sur le lien entre le tabac et le cancer, aux années ’50, ’60 et ’70). On en a sans doute parlé dans les médias québécois, mais probablement beaucoup moins. Je crois qu’un autre facteur a été l’absence de groupes antitabac très actifs. Alors qu’à Toronto, l’Association pour les droits des non-fumeurs a eu un employé à temps plein à partir de 1976, il n’y en a pas eu au Québec avant ’93 ou ’94. On a besoin de soldats pour faire la guerre!

Q : On nous dit souvent qu’il y aurait un quelconque facteur culturel – que les anglophones seraient de nature plus puritaine.

R : Mais qu’est-ce qui influence la culture? À une certaine époque, en Nouvelle-France, il était interdit de fumer en public, et d’ailleurs j’en parle un peu dans mon livre. Donc on ne peut prétendre que les protestants anglophones ou les catholiques de langue anglaise soient, de par leur nature, des êtres plus « puritains ». Car le Québec – la Nouvelle-France – a déjà eu une réglementation très sévère du tabagisme. Cette réglementation a disparu avec l’arrivée des Anglais.

Q : Votre livre a été édité par un organisme voué au développement international. En quoi le tabagisme est-il une question pressante pour le Tiers-Monde?

R : C’est de plus en plus une question mondiale. Actuellement, il y a 3 millions de décès par année dus au tabagisme, et si la tendance se maintient, ce chiffre augmentera à 10 millions par année d’ici 2025. Selon la Banque mondiale. les décès provoqués par le tabagisme dépasseront alors le total des décès dus au SIDA, à la tuberculose et aux complications lors de l’accouchement.

De plus en plus, les compagnies de tabac redirigent leurs efforts de marketing – financés à même les profits encaissés dans les pays occidentaux – vers l’Europe orientale et centrale et vers les pays moins développés, où les ventes sont en augmentation. Une étude de la Banque mondiale indique que les pertes nettes causées par le tabagisme à travers le monde atteignent 200 milliards $ U.S. par année.

Et puis c’est aussi une question écologique : là où l’on cultive le tabac jaune, on consomme d’énormes quantités de bois pour le sécher, ce qui peut aggraver les problèmes de déboisement.

De plus, le tabac fait concurrence à l’alimentation, de deux façons. Les terres consacrées à la culture du tabac ne sont pas disponibles pour les cultures alimentaires. Et lorsqu’on dépense son argent pour acheter du tabac, il en reste moins pour subvenir aux besoins alimentaires de sa famille.

En Thaïlande, on a vu apparaître le logo et le nom de marque de Marlboro sur des cahiers destinés aux écoliers. Au Taiwan, l’entrée à un concert populaire auprès des adolescents a été réservée à ceux qui pouvaient présenter cinq paquets vides de cigarettes Winston. En Roumanie, on voit même des feux de circulation (jaunes) qui affichent le logo Camel!

Entrevue réalisée par Francis Thompson