La cour des petites créances : un nouvel outil contre l’industrie

Quand on veut faire entendre raison à une industrie aussi incorrigible que celle du tabac, tous les moyens sont bons – y compris les poursuites à la cour des petites créances, une nouvelle stratégie élaborée par la Régie régionale de la Santé et des Services sociaux du Bas-Saint-Laurent.

Malgré toutes les preuves qui se sont accumulées depuis les années 1950, les cigarettiers refusent de se plier à une évidence, pourtant inscrite sur leurs propres paquets depuis 1994 : « La cigarette crée une dépendance. »

Le 26 juin dernier, pour ne citer qu’exemple parmi bien d’autres, la société Rothmans, Benson & Hedges répondait comme suit à la ministre de la Santé de Colombie-Britannique, qui avait invité les fabricants à avouer enfin la vérité sur la dépendance physiologique à la nicotine : « Sans une définition généralement acceptée du terme qui distingue une dépendance d’une habitude, toute discussion de la dépendance serait improductive. RBH reconnaît que plusieurs personnes disent avoir de la difficulté à cesser de fumer. »

À Rimouski, les intervenants en santé publique trouvaient que cette discussion était au contraire non seulement productive mais carrément essentielle. Devant le peu de progrès enregistré depuis quelques années dans la lutte au tabagisme, explique Marie-Josée Pineault, agente de planification et de programmation sociosanitaire à la Régie, on a décidé de développer une stratégie régionale qui serait axée moins sur les comportements – les « habitudes de vie » – et plus sur les structures qui permettent aux cigarettiers de « fidéliser » leurs clients à coup de nicotine.

Donc, on met moins l’accent sur la conscientisation sanitaire plus traditionnelle – les appels volontaristes aux fumeurs pour qu’ils cessent de fumer – et on évite de monter les non-fumeurs contre les fumeurs. « On appelle ça la réduction des effets néfastes du tabac, et pas la réduction du nombre de fumeurs, explique Mme Pineault. On ne s’attaque pas aux fumeurs. »

Avec toute l’attention médiatique entourant les poursuites civiles aux USA contre les fabricants de cigarettes, le débat public ici au pays commence de plus en plus à porter sur les responsabilités de l’industrie. « Mais ce n’était pas le discours à l’époque, lorsque nous avons commencé à travailler là-dessus il y a environ 3 ans », rappelle Mme Pineault.

Quand on habite loin des grands centres et qu’on a peu de ressources, comment attirer l’attention de la population locale sur les moyens employés par l’industrie pour maintenir les fumeurs dans un état de dépendance? Mme Pineault, qui a une formation en droit, a trouvé une piste novatrice : traîner les fabricants devant la cour des petites créances pour qu’ils payent au moins le coût du sevrage de quelques-unes de leurs victimes. On voulait donc exiger le remboursement des timbres de nicotine.

Il fallait d’abord trouver des fumeurs prêts non seulement à cesser de fumer à l’aide des fameuses patches, mais aussi à accepter le stress supplémentaire de la notoriété médiatique que la cause risquait de leur attirer. Finalement, la Régie a réussi à dénicher deux volontaires, dont une directrice d’école qui était particulièrement sensible à la question du tabagisme précoce et du rôle de l’industrie dans sa promotion.

Guerre de procédures

Les montants demandés étaient plutôt symboliques, de l’ordre de 300 $ par fumeuse. (L’équivalent de moins de trois mois de consommation pour un fumeur moyen.) Comme d’habitude, l’industrie a tout de même pris l’affaire très au sérieux, faisant tout de suite appel au célèbre cabinet montréalais Ogilvy Renault, où travaillent Brian Mulroney et l’homme à tout faire d’Imperial Tobacco, Simon Potter.

Au mois de janvier dernier, devant le juge Guy Ringuet, les avocats de l’industrie ont contesté la juridiction de la Division des petites créances de la Cour du Québec. La cause serait trop compliquée pour être entendue en l’absence d’avocats, et pourrait affecter les droits futurs des parties, ont-ils affirmé. Un jugement à Rimouski pourrait par exemple influencer les tribunaux ontariens, qui auront à statuer sur un recours collectif de plusieurs millions de dollars. (Voir notre numéro d’avril dernier.)

Le 30 juin, le juge Ringuet a enfin tranché la question : les droits futurs des cigarettiers ne sont aucunement en jeu, et la cause peut donc être entendue en cour des petites créances. Selon Mme Pineault, l’audition sur le fond devrait avoir lieu cet automne.

Ce premier jugement n’a probablement pas valeur de précédent, poursuit Mme Pineault; il faudra donc éventuellement débattre de la question de juridiction à chaque fois qu’on essaye de récupérer les coûts associés au sevrage.

Mais l’élément essentiel de la démarche est ailleurs : la sensibilisation de la population au rôle de l’industrie. Et là, l’opération est déjà une grande réussite. Tous les grands quotidiens du Québec à l’exception de La Presse ont consacré des articles à cette cause, tout comme plusieurs médias électroniques.

Michel Venne, éditorialiste au Devoir, a été plutôt critique, soulignant le danger de déresponsabiliser les fumeurs en faisant accroire qu’ils ne peuvent absolument rien à leur dépendance, que c’est toujours « la faute aux autres ».

Même si M. Venne a fait des comparaisons peu sérieuses entre la consommation de beurre et de cigarettes, Mme Pineault se dit contente que la démarche de la Régie du Bas-Saint-Laurent ait provoqué un échange d’idées sur la nature de la dépendance et la part de responsabilité de chacun. Car c’était là le but premier de toute l’opération, qui jusqu’ici n’a coûté qu’environ 2000 $ au contribuable.

Francis Thompson