La bataille législative terminée, le combat se poursuit devant les tribunaux

La nouvelle Loi sur le tabac a résisté au premier assaut juridique des fabricants de tabac, lancé avant même que la loi ne reçoive la sanction royale.

Le 29 avril, la juge Danielle Grenier de la Cour supérieure du Québec a refusé avec fermeté de suspendre l’application de la loi C-71 pendant que les tribunaux se penchent sur la constitutionnalité de la nouvelle législation.

« Les requérantes n’ont pas véritablement tenté de démontrer que la suspension de la loi est à l’avantage du public, a-t-elle écrit dans son jugement. La nouvelle loi n’étant pas identique à la première, le tribunal ne peut conclure que ses dispositions ont déjà été jugées inconstitutionnelles. Si une telle démonstration avait été faite, le tribunal n’aurait pas hésité à intervenir. Comment peut-on reprocher au gouvernement d’avoir tenté de légiférer à nouveau alors que par ses commentaires, la Cour suprême l’invitait à le faire en lui indiquant qu’une atteinte partielle à la liberté d’expression qui respecterait certains paramètres ne serait pas jugée inconstitutionnelle. »

Pour les représentants des organismes de santé dans la salle, échaudés par le jugement de 1991 du juge Chabot en Cour supérieure invalidant la précédente loi fédérale antitabac, le jugement Grenier a apaisé bien des craintes.

Lors de l’ouverture des procédures, le 24 avril, les questions et commentaires de la juge, tout comme les plaidoyers extrêmement habiles des avocats des fabricants, avaient plongé plusieurs observateurs pro-santé dans la morosité.

En effet, dès les premières minutes, la juge Grenier a voulu savoir de l’avocat du Procureur général du Canada pourquoi le gouvernement fédéral ne s’était pas prévalu de son droit de référer la nouvelle loi immédiatement à la Cour suprême pour que celle-ci tranche rapidement sur la constitutionnalité de C-71. Un tel renvoi permettrait d’éviter des années de procédures, mais compliquerait éventuellement la présentation de nouvelles preuves, par exemple sur les stratégies de marketing de l’industrie.

Pendant plusieurs heures, les avocats de l’industrie ont tourné en dérision les dispositions-clés de la loi à propos de la promotion.

L’avocat d’Imperial Tobacco, Me Simon Potter, a par exemple pris pour cible la définition donnée au terme publicité de style de vie : « Publicité qui associe un produit avec une façon de vivre, tels le prestige, les loisirs, l’enthousiasme, la vitalité, le risque ou l’audace ou qui évoque une émotion ou une image, positive ou négative, au sujet d’une telle façon de vivre. »

L’abondance d’éléments subjectifs (« évoque », « émotion », etc.) dans cette définition fait en sorte qu’un fabricant de cigarettes ne pourrait jamais savoir si une publicité qui lui est proposée serait permise ou non, a-t-il affirmé. « Vous avez devant vous un projet de loi qui criminaliserait des émotions. »

De l’avis de Me Potter, cette incertitude serait même voulue : le législateur aurait cherché à contourner l’arrêt de la Cour suprême invalidant l’interdiction totale de la publicité avec des interdictions partielles qui auraient le même effet.

Problèmes de traduction

Si les avocats de l’industrie ont parfois versé dans l’exagération facile, ils ont eu raison de souligner l’existence d’un certain nombre de problèmes de rédaction et de traduction dans la Loi sur le tabac. La juge Grenier elle-même a écrit dans son jugement que « la nouvelle loi crée un climat d’incertitude par manque de clarté et par une certaine confusion d’idées ».

Même un élément aussi central que la définition de la « promotion » laisse de la place aux malentendus. Dans le texte anglais, on parle de « representation about a product or service by any means … that is likely to influence and shape attitudes, beliefs and behaviours about the product or service », ce qui signifie clairement un énoncé volontaire visant à influencer l’état d’esprit des consommateurs. En français, la loi parle de « présentation, par tout moyen, d’un produit ou d’un service… susceptible d’influencer et de créer des attitudes, croyances ou comportements au sujet de ce produit ou service ».

La juge Grenier a demandé à Claude Joyal, l’avocat du Procureur général si, d’après le texte français, une personne pouvait être poursuivie pour avoir laissé traîner un paquet de cigarettes sur son bureau et avoir ainsi influencé les attitudes de ses collègues envers le tabac. Me Joyal a affirmé que non, puisque « promotion » est clairement un terme de marketing.

Le tabagisme est un problème social compliqué, et il est donc normal qu’une loi à ce sujet soit, elle aussi, compliquée, a-t-il poursuivi. « Une loi, c’est fait pour être compris par tous! », a répliqué la juge Grenier.

À l’extérieur de la cour, Rob Cunningham, avocat et analyste à la Société canadienne du cancer, a expliqué que c’est surtout à cause de l’arrêt de 1995 de la Cour suprême déclarant inconstitutionnelle l’interdiction globale de la publicité que le gouvernement a été obligé d’avoir recours à des définitions compliquées des différents types de publicité qui prêtent inévitablement à controverses.

Mais pour ce qui est des problèmes de rédaction d’ordre purement technique, le gouvernement pourrait y remédier assez rapidement en présentant des amendements à l’automne, dit Me Cunningham – surtout si les libéraux décident de créer une exception permanente pour les commandites du sport automobile, comme l’ont laissé savoir plusieurs médias.

Cynisme remarquable

Si l’industrie a semblé marquer des points sur la qualité de la rédaction de la loi, elle a eu bien du mal à répondre à une question cruciale de la juge Grenier : « En quoi la suspension de l’application de la loi serait-elle dans l’intérêt du public? »

Colin Irving, l’avocat de RJR-Macdonald, a essayé de se positionner comme défenseur de la liberté d’expression. La loi aurait comme effet d’empêcher de vrais débats publics sur le tabagisme, puisqu’elle interdit par exemple de « faire la promotion d’un produit du tabac… d’une manière… susceptible de créer une fausse impression sur les caractéristiques… du produit ou de ses émissions ».

Il a même essayé de mettre en doute la bonne foi du législateur lorsque celui-ci dit que le but de la loi est la protection de la santé publique. En autorisant jusqu’en octobre 1998 toute forme de promotion de commandites, y compris celle qui cible les jeunes, pour des motifs « bassement politiques », le gouvernement mettrait en doute le bien-fondé des autres interdictions contenues dans la loi.

En d’autres mots : parce que l’industrie a réussi à faire reculer le gouvernement sur la question des commandites, les tribunaux devraient invalider l’ensemble des restrictions touchant la publicité.

Prochaines étapes

Faute de sursis, l’industrie a été obligée de faire enlever rapidement les innombrables panneaux-réclames de publicité directe (Player’s Première, Export « A », etc.) qui prenaient de plus en plus de place le long des artères de Montréal et d’autres villes. La publicité de commandite (Arts Du Maurier, Équipe de course Player’s, Jacques Villeneuve à la conquête du monde, etc.) est encore autorisée et risque de se multiplier d’ici l’entrée en vigueur des restrictions sur les commandites en octobre 1998.

Au niveau judiciaire, le procès sur le fond, c’est-à-dire sur la constitutionnalité de la loi C­71, commencera en Cour supérieure le 26 mai. Le Procureur général s’est engagé à présenter sa défense écrite d’ici le 22 mai.

Les fabricants, qui ont tout intérêt à ce que les procédures se déroulent rapidement, du moins jusqu’à l’obtention éventuelle d’une injonction, ont promis de faire comparaître un nombre très limité de témoins. RJR-Macdonald fera venir un expert en marketing pour prétendre que la loi équivaut à une interdiction globale de la publicité; Rothmans, Benson & Hedges inc. a une preuve à présenter à propos de ses marques de commerce, dont plusieurs se retrouvent sur des produits autres que les cigarettes.

Du côté fédéral, Me Joyal a dit que le nombre de témoins à entendre dépendra des admissions que les fabricants sont prêts à faire au sujet de la preuve établie lors de la précédente série de procès, entre 1988 et 1995.

Les deux côtés s’entendent pour dire qu’il ne faudrait pas passer encore sept ans en cour, mais la quantité impressionnante de récentes révélations américaines sur les pratiques de l’industrie pourrait fort bien allonger les procédures.

Francis Thompson