Intérêt public, intérêts privés : comprendre la dérive américaine

La vengeance aussi a une valeur marchande. Sans ce constat un peu brutal, on arrive difficilement à saisir ce qui se déroule actuellement aux États-Unis dans le dossier du tabac.

Le foisonnement de procédures judiciaires de toutes sortes, les enquêtes criminelles du FBI, les projets de loi qui changent de jour en jour, les négociations en catimini, les « accords » à géométrie variable qui sont aussitôt désavoués par d’autres – toute cette fébrilité sans précédent laisse plus d’un observateur confus.

Dans ce contexte trouble, le journaliste Peter Pringle vient de frapper un grand coup avec un livre qui retrace en détail la genèse de la « Troisième vague » de poursuites civiles contre l’industrie américaine, celle qui a abouti à l’entente « globale » de juin 1997 et qui occupe encore les législateurs à Washington. (Distribué au Canada par la maison Fitzhenry & Whiteside, Cornered: Big Tobacco at the Bar of Justice coûte 38,50 $.)

Pringle est un Britannique installé aux États-Unis depuis plusieurs années, et son scepticisme professionnel de journaliste chevronné ne résiste pas toujours à l’enthousiasme un peu naïf du nouvel arrivant dans le pays des possibilités illimitées. Curieusement, cette naïveté fait en grande partie la force du livre : l’auteur est un témoin important et fiable justement parce qu’il ne semble pas toujours comprendre la signification véritable des événements qu’il rapporte.

Pour Pringle, les grands héros des dernières années se trouvent chez les avocats spécialisés en responsabilité civile – les fameux personal-injury lawyers – qui ont formé une gigantesque coalition antitabac à partir de 1994 et ainsi réussi à ébranler sérieusement les cigarettiers américains.

Ces redresseurs de torts, flamboyants, au verbe cru, souvent égocentriques et vantards, ont finalement percé le tissu de mensonges et de demi-vérités entourant les activités des cigarettiers américains et internationaux. D’après l’un de ces avocats, Ron Motley, cette croisade juridique constituait ni plus ni moins une « conspiration pour mettre fin à la conspiration ».

Les nombreuses poursuites civiles intentées par Motley et ses collègues ont effectivement permis de lever le voile sur les connaissances très détaillées qu’avait l’industrie au sujet des conséquences sanitaires de ses produits. Grâce à leur travail, on en sait maintenant beaucoup plus sur tous les stratagèmes employés pour cacher ces connaissances et pour accrocher d’autres générations de jeunes. Pas une semaine sans qu’un chercheur ne trouve un autre exemple percutant de la perfidie des cigarettiers dans les documents que les avocats américains ont forcé l’industrie à rendre publics.

La privatisation du malheur

Mais cette croisade avait un vice de fond dont on commence maintenant à mesurer l’ampleur : elle était en grande partie motivée par l’appât du gain; la santé publique a été transformée en bien privé, semant le chaos chez les législateurs.

Ainsi, le plus important artisan de l’entente « globale » entre les cigarettiers et les procureurs généraux des États n’était pas un élu, ni même un fonctionnaire, mais bien un avocat privé, Dick Scruggs de la petite ville de Pascagoula au Mississippi. Scruggs avait fait fortune dans les années 1980 en gagnant des poursuites civiles contre l’industrie de l’amiante, ce qui est d’ailleurs le cas de plusieurs autres figures de proue de la « conspiration pour mettre fin à la conspiration ».

L’argent empoché par les avocats durant la guerre contre l’amiante est devenu le fonds de risque pour la guerre contre l’industrie du tabac. Les cabinets privés étaient maintenant en mesure de dépenser des centaines de millions de dollars pour leurs démêlés avec les cigarettiers; mais dans le but, bien sûr, d’accéder à terme à des honoraires se chiffrant en milliards de dollars.

Pour ce faire, Scruggs et ses collègues ont proposé un marché inusité aux procureurs généraux des États : nous assumons le risque financier de poursuites civiles contre les cigarettiers pour dommages subis par les caisses publiques d’assurance-maladie, et vous nous assurez des honoraires faramineux si jamais nous gagnons.

D’abord au Mississippi, où le procureur général, Mike Moore, était un ancien camarade de classe de Scruggs, ensuite dans une poignée d’autres États, finalement presque partout, les procureurs généraux ont accepté ce drôle de partenariat. Comme plusieurs observateurs n’ont pas manqué de le souligner, on confiait ainsi la taxation du tabac au secteur privé, puisque tout dédommagement qui serait versé par les cigarettiers proviendrait inévitablement de hausses du prix des cigarettes.

Mais dans la grande majorité des États, les procureurs généraux sont élus directement; ce ne sont pas des collègues des ministres de la Santé ou des Finances, liés par la solidarité ministérielle, mais des lone rangers qui ont comme seule mission de punir les malfaiteurs. Malgré les objections répétées de plusieurs gouverneurs conservateurs, les procureurs généraux ont donc donné carte blanche à Scruggs et ses collègues.

Accumulation de coïncidences

Ce n’est pas uniquement leur caisse de guerre bien remplie qui a permis aux personal-injury lawyers d’abattre le mur de silence qu’avait érigé l’industrie du tabac au fil des ans. L’industrie a été secouée par une série de fuites, dont l’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui de Merrell Williams, employé subalterne dans un cabinet privé à Louisville, au Kentucky.

Williams, ex-professeur de théâtre, aux prises avec de nombreux problèmes personnels, participait à un gigantesque processus de tri de documents internes de Brown & Williamson (compagnie sœur d’Imperial Tobacco) en vue de procédures judiciaires éventuelles. Williams a eu assez de présence d’esprit pour comprendre rapidement l’importance des documents qu’on lui confiait : il s’agissait de preuves documentaires des nombreux péchés cachés de l’industrie – les recherches sur la nocivité du tabac qu’on avait choisi de dissimuler, les stratégies de marketing visant les jeunes, les connaissances très précises sur les effets pharmacologiques de la nicotine et l’accoutumance qu’elle provoque, les méthodes utilisées pour que les fumeurs restent accrochés…

Malgré l’entente de confidentialité qui le liait, Williams a volé et copié les documents qui lui paraissaient les plus percutants. Après sa mise à pied en 1992 et une longue maladie cardiaque qu’il attribuait à l’usage du tabac, il est allé consulter un avocat, qui lui a suggéré une poursuite en dommages-intérêts contre l’industrie, informations volées à l’appui.

Cette poursuite n’est jamais allée bien loin, mais les milliers de documents volés par Williams se sont finalement retrouvés entre les mains de l’avocat Dick Scruggs (qui a engagé Williams dans son cabinet), aux archives de l’Université de Californie.

Grâce au geste de Williams, et à plusieurs autres fuites, la « conspiration pour mettre fin à la conspiration  » a eu assez d’éléments en main pour convaincre le plus petit des principaux cigarettiers américains, Liggett, de changer de camp et de dénoncer le reste de l’industrie.

Bennett LeBow, « requin » financier spécialisé dans les OPA (offres publiques d’achat) hostiles, avait pris le contrôle de Liggett quelques années auparavant et tentait maintenant de mettre la main sur RJR-Nabisco, le holding qui contrôle R.J. Reynolds, fabricant des Camels. En se désolidarisant des autres cigarettiers, il espérait limiter la responsabilité civile de Liggett et, surtout, accroître ses chances de remporter la bataille pour RJR. (L’immunité partielle accordée par plusieurs États en échange de sa collaboration devait éventuellement s’étendre à d’autres cigarettiers qui fusionneraient avec Liggett.)

La manoeuvre de LeBow a finalement échoué, mais il est resté un allié de Scruggs et cie. Lebow est toujours le seul chef d’entreprise de l’industrie qui accepte de dire sous serment que la nicotine crée une dépendance, que le tabac tue, et que l’industrie vise les jeunes.

Règlement hors cour

Deux ans après la défection de LeBow, les cigarettiers américains se sont relativement bien tirés d’affaire, moyennant beaucoup de révélations sur la sombre histoire de cette industrie. Leur image publique est encore plus abîmée qu’elle ne l’était, mais la fin de la publicité du tabac n’est pas pour demain et les États-Unis demeurent le pays des cigarettes bon marché.

Comment expliquer cette tragique perte de vitesse de la « conspiration pour mettre fin à la conspiration » lancée en 1994? Le livre de Pringle, un peu malgré lui, fournit des éléments d’explication.

Lorsque Scruggs et ses collègues, en consultation avec les procureurs généraux, ont compris qu’ils avaient des preuves accablantes en main, ils sont allés voir les compagnies de tabac pour tenter d’en arriver à une solution négociée. Réflexe normal d’avocat, cette stratégie allait présenter de gros inconvénients pour la santé publique.

Le fric était au centre des préoccupations, tant pour les plaignants que pour l’industrie. Ceux-là exigeaient un certain nombre de concessions par rapport au marketing du tabac – l’abandon de la grande majorité des formes de publicité, par exemple – mais les revendications en matière de santé publique étaient des éléments un peu secondaires dans la démarche des plaignants, une « cerise sur le sundae » pour les procureurs généraux.

C’est ainsi que les plaignants ont accepté, par exemple, de limiter le pouvoir de la FDA de réglementer les taux de nicotine; avant d’obliger les cigarettiers à réduire ces taux, l’agence fédérale devait démontrer que cette réduction ne créerait pas de problème de contrebande.

Ces tractations ont finalement mené, on s’en souviendra sans doute, à l’entente « globale » de juin 1997, présentée par les procureurs généraux comme une grande victoire pour la santé publique, le début d’une nouvelle ère dans le contrôle du tabac aux États-Unis.

On ne peut nier que l’entente contenait une série d’éléments valables. L’idée d’imposer des amendes aux cigarettiers si ceux-ci ne parvenaient pas à combattre efficacement le tabagisme juvénile est assez intéressante, pour ne citer qu’un exemple. Et si jamais elle avait été ratifiée par le Congrès américain, l’entente aurait provoqué une hausse de prix considérable.

Par contre, beaucoup de députés et d’organismes de santé ont très mal réagi à cette façon inusitée de formuler des politiques de contrôle du tabac à huis clos, comme si la santé de millions de fumeurs et de fumeurs potentiels était un bien privé, et comme si le rôle du Congrès se limitait à entériner sans débat une entente entre particuliers.

Très rapidement, certains militants antitabac ont fait remarquer que la plupart des mesures positives contenues dans l’entente « globale » pouvaient très bien être adoptées unilatéralement par le Congrès, sans le consentement de l’industrie. Les défenseurs du règlement ont répliqué que le mieux est l’ennemi du bien, que les cigarettiers avaient encore des moyens à leur disposition pour retarder pendant bien des années l’adoption d’une politique nationale à l’égard du tabac.

D’une certaine façon, les partisans de l’entente globale ont eu raison : l’industrie a finalement perdu patience et a décidé au printemps dernier, face à l’escalade des revendications en provenance des organismes de santé, de tout mettre dans la balance pour faire avorter le projet de loi du sénateur John McCain. (Voir « L’industrie américaine parvient à tuer le projet de loi McCain ».)

Petite ironie dans ce débat houleux : les républicains conservateurs, Newt Gingrich en tête, ont gagné beaucoup de terrain en s’en prenant publiquement à la « cupidité » des avocats privés tels Scruggs et Motley. Plusieurs sénateurs républicains ont déposé des projets de loi visant à limiter les honoraires à verser aux avocats qui négocient des ententes avec les cigarettiers.

Sur ce point, les démocrates étaient vulnérables, car les personal-injury lawyers sont des bailleurs de fonds importants du parti démocrate. (Alors que les cigarettiers investissent surtout dans le parti républicain…)

Il n’est donc pas étonnant que beaucoup d’électeurs américains, dégoûtés par toutes ces magouilles, ne veuillent plus entendre parler du tabac. Quand la santé publique est réduite à un vulgaire litige commercial entre avocats, quand le financement des partis politiques semble l’emporter sur l’intérêt public, bien des citoyens décrochent.

Il est trop tôt pour le savoir de manière définitive, mais il est malheureusement fort possible que la « conspiration pour mettre fin à la conspiration » aura surtout servi à enrichir nos connaissances historiques au sujet des cigarettiers, sans faire avancer la cause du contrôle du tabac aux États-Unis.

Francis Thompson