Imperial Tobacco remporte une bataille à Rimouski… Mais la bataille n’est pas terminée pour autant

Le juge Gabriel de Pokomandy a finalement donné raison sur toute la ligne à l’industrie du tabac en rejetant le 23 mars une réclamation de 300 $ pour une thérapie aux timbres transdermiques de nicotine.

Rappelons qu’une directrice d’école de Rimouski, Cécilia Létourneau, avait intenté aux petites créances une poursuite contre Imperial Tobacco et un autre cigarettier pour récupérer le coût de son sevrage de la nicotine après 32 ans d’usage du tabac.

Cette poursuite, soutenue par la Régie régionale de la Santé et des Services sociaux du Bas-Saint-Laurent, avait surtout pour but de sensibiliser la population à la problématique de la dépendance en mettant l’accent sur les effets pharmacologiques des cigarettes et la responsabilité de l’industrie du tabac dans la création et le maintien de la dépendance à la nicotine. (Voir nos numéros de septembre 1997 et janvier 1998.)

Le juge de Pokomandy, dont le jugement est sans appel, a plutôt retenu l’argument principal des cigarettiers, à savoir que fumer est un choix individuel et que Mme Létourneau doit porter personnellement la responsabilité de sa dépendance, si dépendance il y a eu.

« Il semble que ce n’est que chez des personnes dont la préparation à la décision d’arrêter de fumer a été inadéquate, ou dont la motivation est moins forte, et chez qui le tabac joue un rôle d’automédication vis-à-vis d’autres difficultés, que le recours à des traitements auxiliaires, tels les timbres transdermiques de nicotine, peut être utile afin de palier à l’inconfort », a écrit le juge dans sa décision de 22 pages.

« L’utilisation de timbres transdermiques de nicotine constitue donc tout au plus un auxiliaire à la désaccoutumance du tabac chez le fumeur, mais le succès de la démarche pour cesser de fumer réside dans la volonté soutenue par une motivation psychologique reliée au support fourni par les médecins, infirmières, thérapeutes et les proches… »

« Appliquant ces principes au cas de la requérante, les experts des intimées concluent que les quatre premières tentatives pour cesser de fumer n’ont pas donné de résultats non pas à cause d’une dépendance, mais parce que les éléments nécessaires à une réussite, tels la motivation personnelle, l’encadrement et le support professionnels, n’étaient pas réunis. »

Mme Létourneau avait fait des tentatives de cessation en 1977, 1978, 1980 et 1988, sans succès; curieusement, le juge de Pokomandy invoque ces tentatives infructueuses pour disculper l’industrie du tabac d’une des accusations principales que Mme Létourneau lui faisait, c’est-à-dire d’avoir caché la vérité sur l’accoutumance engendrée par la nicotine.

« En théorie, l’absence d’avis que l’usage d’un produit peut causer une dépendance peut raisonnablement être considérée comme la cause, au moins contributive, de la dépendance chez une personne qui, ignorant ce danger, s’adonne à l’usage du produit en question… (Mais) ses tentatives d’arrêter de fumer au moins en 1977 et 1978 ne pouvaient pas ne pas la sensibiliser à la difficulté de cesser son habitude, et donc la rendre consciente de cette forte accoutumance qui s’est développée… Lorsqu’une personne est engagée dans une activité qui se révèle avec le temps ou l’usage comporter certains risques qu’elle ignorait au départ, elle doit mettre fin à cette activité, sinon elle est présumée accepter les conséquences découlant de la réalisation des risques devenus connus. »

Il est intéressant de comparer ce raisonnement avec celui invoqué dans la cause Jean Connor en Floride. Dans cette dernière, dans laquelle on reprochait au fabricant R.J. Reynolds d’avoir entraîné la mort de Mme Connor (décédée d’un cancer du poumon en 1995), les avocats de l’industrie avaient beaucoup joué sur le fait que Mme Connor n’avait fait qu’une seule tentative de cessation, tentative qui avait réussi, et que sa dépendance à la nicotine ne pouvait donc pas être particulièrement forte.

Un autre commentaire du juge de Pokomandy a fait sursauter Mme Létourneau. Le juge a souligné « l’insensibilité de la réquerante aux autres messages (sanitaires sur les paquets de cigarettes) », qui d’après lui « ne peut que nous faire conclure qu’un avis quant à la dépendance ne l’aurait pas plus influencée ».

C’est absolument faux, affirme Mme Létourneau : si, en tant que jeune adulte, elle a évité de toucher à un certain nombre de drogues illicites (marijuana, etc.), c’est justement par peur de tomber dans l’accoutumance. Par contre, elle ne s’est pas préoccupée des effets du tabac sur sa santé parce que, comme bien d’autres jeunes, elle tombait dans la pensée magique et se moquait des conséquences à long terme.

Plusieurs chercheurs dans le domaine du tabagisme juvénile donnent d’ailleurs raison à Mme Létourneau sur ce point. On a découvert que les campagnes de prévention qui mettent l’accent sur le cancer du poumon, les maladies cardio-vasculaires et les autres problèmes de santé reliés au tabagisme ont peu d’impact sur les jeunes. Ceux-ci sont souvent déjà bien renseignés à ce propos, et ne remettent pas en question l’existence de risques à long terme. Par contre, ils ont beaucoup de difficulté à tirer des conclusions pratiques de ce qui pourrait leur arriver dans 20 ou 30 ans – et de toute façon ne croient pas devenir dépendants à la nicotine et ne se sentent donc pas concernés.

On n’abandonne pas la lutte

Malgré sa déception à l’issue du procès, Mme Létourneau se dit très motivée à poursuivre son travail de sensibilisation. « Ça a ravivé mes énergies », dit-elle, en promettant de faire de l’éducation populaire dans son milieu au sujet de l’accoutumance à la nicotine.

Du côté de la Régie régionale, on n’est pas près non plus d’abandonner l’idée de responsabiliser l’industrie du tabac en passant par la division des petites créances de la Cour du Québec. D’ailleurs, le jugement n’a aucune valeur de précédent; rien n’empêche de passer devant un autre juge avec une cause similaire et d’avancer les mêmes arguments, dans la mesure où l’on arrive à dénicher un autre plaignant qui est prêt à investir le temps et surtout l’énergie nécessaires pour passer à travers les procédures.

Marie-Josée Pineault, agente de planification et de programmation socio-sanitaire à la Régie, affirme qu’il faudra poursuivre les efforts de sensibilisation pour convaincre la population, quand elle discute de tabagisme, de mettre l’accent plus sur la nature du produit que sur le comportement individuel.

Pour sa part, la société Imperial Tobacco a choisi de souligner le fait « qu’il y a maintenant au Canada plus d’ex-fumeurs que de fumeurs actifs », preuve selon elle que la consommation du tabac « est une question de choix personnel ».

Francis Thompson