« Il ne faut pas tenir nos progrès pour acquis » − Dr Andrew Pipe

Alors qu’une certaine torpeur afflige la lutte antitabac et que plusieurs croient, à tort, que la bataille est maintenant terminée, la 5e Conférence nationale sur le tabagisme ou la santé – qui s’est déroulée à Edmonton du 1er au 3 octobre – a permis aux quelque 670 participants, rassemblés au Centre des conférences Shaw, de recentrer leurs efforts vers les nombreux défis qu’ils auront à relever au cours de la prochaine décennie.

Contrebande, arrêt tabagique, réduction des méfaits, nouvelles technologies et pays en développement ne constituent qu’un mince aperçu des thèmes abordés pendant ces trois jours de formation qui ont vu défiler près de 200 orateurs.

Signe que les mentalités ont bien changé, le Dr Andrew Pipe, qui présidait l’événement, a raconté, lors de la séance plénière d’ouverture, qu’un étudiant en médecine lui a demandé, incrédule, s’il avait déjà été permis de fumer à bord des avions. (L’interdiction canadienne remonte au début des années 90.)

Le chemin parcouru

En 1997, le Canada adoptait l’actuelle Loi sur le tabac, a indiqué Les Hagen, directeur général d’Action on Smoking and Health, le principal organisme antitabac de l’Ouest canadien. « Qui aurait cru que dix ans plus tard, l’Alberta conservatrice serait sur le point d’interdire la cigarette à l’intérieur de ses lieux publics, et qu’elle serait une des dernières provinces à le faire? Qui aurait pu prédire que la Cour suprême du Canada trancherait que la santé est plus importante que la liberté d’expression des cigarettiers? Qui aurait deviné que le Québec allait non seulement rattraper son retard sur le reste du pays, mais qu’il deviendrait aussi un exemple en matière de réduction du tabagisme», a-t-il évoqué.

« Même si nous avons plusieurs raisons de célébrer, le tabac prive encore trop d’enfants d’un père, d’une mère ou d’un grand-parent, emporté, dans la force de l’âge, par les maladies évitables qui découlent de sa consommation, a déploré le Dr Pipe, qui est directeur du Centre de prévention et de réadaptation de l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa. La lutte contre le tabagisme est à la croisée des chemins et il est hors de question que nous fermions les yeux sur un problème de santé qui tue environ quatre Canadiens à l’heure. »

« Nous affrontons une industrie fallacieuse et abjecte, dont les moyens sont démesurés. Il ne faut donc pas tenir nos progrès pour acquis », a-t-il poursuivi, en précisant qu’après avoir amputé son budget antitabac, la Floride a connu une hausse de son tabagisme juvénile.

Le tabac à l’ère des nouvelles technologies

Récipiendaire d’une bourse de l’Université de Sydney (Australie) qui lui permet de se pencher sur l’avenir de la lutte antitabac, Becky Freeman a expliqué comment les compagnies de tabac s’y prennent pour promouvoir leurs produits en dépit des restrictions sur la publicité, implantées en grand nombre grâce à la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Selon cette experte originaire de l’Alberta, Internet et les nouvelles technologies représentent des outils de choix dans les pays occidentaux. À titre d’exemple, en 2000, la quasi-totalité des adolescents canadiens naviguaient régulièrement sur le Web. (Dans les ménages à faibles revenus, cette proportion ne diminuait qu’à 77 %.)

« Des centaines de vidéos et de plaidoyers en faveur du tabagisme se retrouvent sur des sites comme YouTube, Facebook ou MySpace, et il est très difficile de savoir si leur contenu a été produit par des individus ou des entreprises, a-t-elle regretté. Par contre, on sait que des jeunes adultes sont directement ciblés par le biais de courriels ou de messages textes laissés sur leur téléphone mobile. » Par conséquent, elle a encouragé les intervenants à se familiariser avec ces médias et à considérer leur potentiel.

Pays en développement

À un autre extrême, les pays en développement, qui font de plus en plus les frais des stratégies prédatrices des multinationales du tabac, sont ciblés par des publicités semblables à celles employées, il y a une vingtaine d’années, dans le monde industrialisé. « Dans ces pays, où les gouvernements sont souvent de connivence avec les cigarettiers, ces derniers prennent soin de s’impliquer dans les différentes sphères de la société. Ils peuvent ainsi vendre rêve et richesse aussi librement qu’ils le désirent », a affirmé Sian FitzGerald, directrice exécutive de Health Bridge Canada (anciennement PATH Canada), un organisme international sans but lucratif qui a pour mandat d’améliorer la santé des populations défavorisées par la recherche et la mise en place de politiques et de projets sur le terrain.

Dans le cadre d’une présentation sur les progrès réalisés au Vietnam et au Bangladesh, elle a expliqué qu’il est possible de mobiliser les gens, en se greffant à des organismes qui ont déjà fait leurs preuves. « Parfois, tout ce qui manque pour mettre des campagnes efficaces de l’avant, c’est de l’argent, a-t-elle constaté. Cependant, certains pays moins développés manquent aussi d’expérience et de connaissances. »

À ce chapitre, le Canada pourrait jouer un rôle plus important, puisqu’il possède, à lui seul, plus de spécialistes de la lutte antitabac que plusieurs pays en développement réunis. Fait encourageant, bien que certains ne soient encore qu’au stade de projet, des partenariats et des programmes de parrainage commencent à voir le jour et les effets positifs de la CCLAT se font de plus en plus sentir.

Vers un Canada sans fumée?

Alors que la Conférence avait pour thème Un monde sans fumée : quelle différence!, elle se déroulait ironiquement dans la province où les non-fumeurs sont les moins protégés au pays. En Alberta, la cigarette demeure permise dans plusieurs bars et restaurants, même si une quinzaine de villes, dont Calgary, Edmonton et Jasper, disposent déjà de règlements l’interdisant.

Toutefois, en juin dernier, son ministre de la Santé et du Bien-être, Dave Hancock, a déposé un projet de loi (45) qui remédiera à la situation. Une fois sanctionné, il interdira l’usage du tabac dans tous les endroits publics (1er janvier 2008), en plus de bannir les présentoirs des commerces (1er juillet 2008) et de proscrire la vente de cigarettes dans les pharmacies, campus et établissements d’enseignement (janvier 2009).

Considérant « qu’il n’existe aucun niveau d’exposition sécuritaire à la fumée secondaire » et que « tous et chacun ont droit à la plus haute norme de santé possible », les délégués ont adopté, au terme de la Conférence, la Résolution d’Edmonton qui recommande que le Canada devienne le premier pays sans fumée en Amérique d’ici décembre 2008 : « Nous invitons le Gouvernement du Canada à encourager l’implantation d’une législation antitabac dans toutes les juridictions, en plus de soutenir toutes les provinces et territoires dans leurs efforts de cessation […] ».

Arrêt tabagique : adapter les services

En rappelant que la nouvelle Stratégie fédérale de lutte contre le tabagisme souhaite réduire la prévalence de 19 à 12 % d’ici 2011 (voir texte page 13), les intervenants qui oeuvrent auprès des fumeurs ont soulevé les nouvelles difficultés rencontrées dans leur pratique. Ce n’est pas tout d’offrir des services d’arrêt tabagique, encore faut-il les adapter aux différents groupes de la population, ont-ils fait valoir lors de différents ateliers. Des solutions simples – comme d’offrir le transport jusqu’au lieu de consultation ou un service de garde pour les ménages à revenus modestes et les familles monoparentales – ont été évoquées.

Même si les interdictions de fumer, qui sont maintenant la norme dans la plupart des provinces, incitent de nombreuses personnes à vaincre leur dépendance, d’autres demeurent insensibles à la pression sociale. Si elles ne vont pas vers les ressources qui leur sont proposées, pourquoi ces ressources n’iraient-elles pas jusqu’à elles? Prendre les fumeurs là où ils sont – maisons des jeunes, centres communautaires, sportifs ou culturels – est une autre avenue suggérée. Leur proposer des aides pharmacologiques gratuites pourrait également en inciter certains à envisager la cessation.

Viser plus haut!

Directeur de l’Initiative pour un monde sans tabac à l’OMS, le Dr Douglas Bettcher a invité les congressistes à être plus ambitieux : « Pourquoi ne viseriez-vous pas un taux de tabagisme de 0 %? » leur a-t-il demandé avant d’ajouter que « c’est grâce à des visionnaires déterminés que la Convention-cadre pour la lutte antitabac a pu devenir réalité ». En vigueur depuis février 2005, ce premier traité de santé publique englobe plus de 80 % de la population mondiale et le Canada a joué un rôle crucial lors de son élaboration, a-t-il souligné.

Avant de laisser les participants retourner à leurs occupations habituelles, le Dr Pipe les a encouragés à être plus agressifs et vigilants dans les stratégies qui seront entreprises pour demain. « Il y a 15 ans, il aurait sans doute été plus facile de bannir les produits du tabac sans fumée, qui vont peut-être permettre aux compagnies de continuer à s’enrichir, même si la consommation de cigarettes est sur le déclin », a-t-il commenté.

Quant au Conseil canadien pour le contrôle du tabac et à l’organisatrice en chef de l’événement, Ruta Klicius, ils sont très satisfaits du succès de la Conférence, qui se tenait pour la première fois de son histoire ailleurs qu’à Ottawa. En dépit des quelques problèmes techniques survenus lors des séances plénières et du temps plutôt restreint entre les différents ateliers, ils peuvent dire, une fois de plus : « Mission accomplie! ».

L’emballage générique : une solution à envisager

En 1994, le Comité permanent de la santé de la Chambre des communes se prononçait en faveur de l’emballage générique. Treize ans plus tard, les cigarettiers bénéficient toujours de 50 % de la superficie des paquets pour mousser leurs marques. Ce phénomène inquiète plusieurs experts, qui ont profité de la Conférence pour dénoncer les dernières créations de l’industrie, comme ce paquet de Peter Jackson.

Un remue-méninges hors du commun

Afin de favoriser les échanges, le comité organisateur de la Conférence a fait un choix audacieux en consacrant un après-midi entier à un remue-méninges hors du commun (en général, les ateliers de ce genre sont plutôt placés en début ou en fin de congrès). En équipes de huit à 12 personnes, les congressistes devaient approfondir différents thèmes pour ensuite partager leurs conclusions avec le reste de l’auditoire. Le lendemain, ils étaient réunis en plus petits groupes et ne disposaient que d’un temps limité pour discuter et changer de coéquipiers. Même si certains participants ont boudé ces exercices, leur animatrice (une consultante de renommée internationale), Lisa Heft, croit qu’ils ont permis à plusieurs d’approfondir leurs connaissances et d’aller vers des gens qu’ils n’auraient pas approchés autrement.

Josée Hamelin