En dépit de profits record, Imperial Tobacco ferme son usine montréalaise

Coup de théâtre au matin du 18 juin dans le quartier montréalais de St-Henri. Dans un geste totalement inattendu, Imperial Tobacco Canada (ITC) a réuni son personnel à la cafétéria pour lui annoncer rien de moins que la fermeture, à la fin de 2003, de son usine qui date de 1906. Les employés furent sidérés. Ils gagnaient en moyenne 77 000 $ par année et nombre d’entre eux comptaient des décennies d’ancienneté.

Le leader canadien du tabac est pourtant loin d’être en mauvaise santé financière, avec des bénéfices d’exploitation record dépassant le milliard en 2002, sur un chiffre d’affaires approchant deux milliards. Malgré les salaires somptueux, tant des employés que de la direction, malgré les 8,5 millions en dons disparates, et malgré une facture d’avocats assurément salée (compte tenu de toutes les causes où elle est impliquée), la compagnie affiche un ratio bénéficiaire inouï de 54 %, correspondant à 542 000 $ par employé régulier.

La décision de fermer l’usine montréalaise s’explique par la surcapacité d’ITC, sa principale manufacture, construite en 1959 à Guelph en Ontario, étant aujourd’hui en mesure de produire toutes les marques de la compagnie. L’usine centenaire de St-Henri n’aurait pas pu assumer à elle seule cette commande annuelle de quelque 25 milliards de cigarettes (incluant le tabac haché), soit près de 60 % du marché canadien.

La réduction du volume des ventes d’ITC a surpris ses propres dirigeants. La compagnie avait procédé en 1999 à la modernisation entière de sa manufacture montréalaise, au coût de 60 millions. Cet investissement ne partira toutefois pas totalement en fumée puisqu’il incluait 36 millions en machines ultrarapides, lesquelles pourront sans doute être utilisées à Guelph ou ailleurs. « Cette injection de nouveaux capitaux illustre notre engagement à long terme envers une usine qui nous a si bien servis depuis si longtemps », avait alors erronément prophétisé le vice-président aux opérations, Yvon Lessard.

Chute du volume

Depuis trois ans, le volume des expéditions d’Imperial a régressé de 23 %, en bonne partie à cause de la baisse du tabagisme au pays, mais aussi en conséquence de l’attrait des fumeurs restants pour les marques économiques proposées par les petits fabricants. Au Québec, juste en 2002, le volume des expéditions de la compagnie a chuté de 18 %. Cette nouvelle donne pourrait faire enfin diminuer les profits excessifs d’ITC, lesquels n’ont cessé de s’accroître depuis trente ans grâce à des hausses de prix fréquentes et harmonisées avec ses principaux concurrents.

C’est donc pour maintenir ses profits élevés qu’ITC, filiale de la multinationale British American Tobacco, a décidé de fermer sa manufacture excédentaire. Une simple décision d’affaires, afin d’épargner des centaines de salaires élevés, devenus inutiles. « Cette restructuration est indispensable au maintien de nos profits à long terme », a reconnu à la Presse Canadienne Christina Donà, porte-parole d’ITC.

Perte de 840 emplois

Dans son communiqué, Imperial Tobacco précise que 840 emplois seront touchés, dont 580 à Montréal, soit quelque 500 emplois à la manufacture et 80 au nouveau siège social construit au coût de 32 millions, inauguré en mai 2002. Quant aux laboratoires et au secteur développement, ils demeurent saufs. La compagnie présentera désormais une situation inverse à celle de ses deux principaux concurrents, lesquels ont leur unique usine au Québec mais leur siège social à Toronto.

ITC promet des conditions de départ généreuses et équitables aux employés affectés. Après avoir tenté en vain de renverser la décision de la multinationale, envisageant même un appel au boycott des cigarettes Player’s et du Maurier, le syndicat a accepté un mois plus tard, le 28 juillet, un protocole de réorientation du personnel.

Certains travailleurs qui le désirent pourront être transférés à Guelph, ville de 110 000 habitants située à 60 km à l’ouest de Toronto (Guelph interdit l’usage du tabac dans les bars et les restaurants depuis janvier 2000). Mais plusieurs employés québécois opteront pour une retraite anticipée, car 40 % d’entre eux sont âgés d’au moins 52 ans, a prédit Yves-Thomas Dorval, chef des affaires publiques d’ITC.

Par voie de communiqué, la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) s’est indignée de « l’annonce sauvage » d’Imperial Tobacco. « La FTQ a toujours appuyé les compagnies de tabac dans leurs batailles contre une réglementation gouvernementale jugée parfois trop restrictive. La décision annoncée ce matin est une belle façon de nous remercier pour notre appui », a ironiquement commenté le président Henri Massé.

La fermeture de l’usine centenaire fut amplement couverte par les médias. Plusieurs quotidiens montréalais lui ont consacré leur principale photo de couverture. Mais la nouvelle n’a pas semblé susciter de vive opposition, à l’exception du syndicat concerné. Dans un éditorial titré Time to butt out (le moment d’écraser), The Gazette s’est réjoui que l’annonce soit due à une baisse du tabagisme canadien. « Quand la compagnie a dit cette semaine qu’elle fermait son usine de Montréal à cause d’une érosion des ventes et d’une surcapacité, ces mots ont dû résonner comme de la musique aux oreilles de quiconque est concerné par les sujets de santé publique », considère le quotidien.

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac n’a pas émis de communiqué, par égard pour la perte de centaines d’emplois. Son coordonnateur Louis Gauvin rappelle néanmoins que la baisse du tabagisme est une bonne chose pour la santé et la qualité de vie des Québécois, pour le système de santé et même pour l’économie du pays.

Denis Côté