Empêcher l’approche canadienne de faire boule de neige

Des cultivateurs américains de tabac Burley, et derrière eux les multinationales de la cigarette, s’indignent de ce que le Canada veuille bannir chez lui la vente, et donc l’importation, de produits du tabac dont il pourrait autoriser la production et l’exportation.

À partir du 5 juillet 2010 au Canada, en vertu de modifications à Loi sur le tabac votées par le Parlement fédéral en octobre (loi Aglukkaq), non seulement les cigarillos et cigarettes ne pourront plus, par exemple, sentir le raisin ou la cerise par l’ajout d’aromates, mais il sera aussi illégal d’ajouter des ingrédients sucrants, dont la combustion a pour effet d’« améliorer » la captation de nicotine par le corps.

Adoptée en octobre 2009, la loi canadienne mettra un sérieux frein à la vogue des cigarillos aromatisés.

À défaut que Philip Morris International (PMI) ait réussi à intimider Ottawa à l’été 2009 en faisant du chantage à l’emploi, ce sont désormais les cultivateurs de tabac Burley au Kentucky et en Caroline du Nord qui tentent maintenant d’obtenir que Washington, par le truchement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), fasse reculer Ottawa.

Légiférer et appliquer

Paradoxalement, si le gouvernement Harper risque de devoir défendre un jour son comportement devant des instances de l’OMC, ce ne sera pas à cause d’une disposition « discriminatoire » ajoutée à la Loi sur le tabac par la loi Aglukkaq, mais à cause d’une absence d’application uniforme de la Loi et de ses règlements éventuels aux produits du tabac vendus au Canada ET aux produits exportés. Les mêmes additifs bannis dans les premiers cas pourraient être autorisés dans les seconds cas, ont appris les intéressés lors d’audiences publiques au Sénat canadien en septembre.

On ne trouve nulle part dans la loi votée en 2009 une exemption concernant les additifs aux produits du tabac exportés. C’est d’ailleurs ce qu’ont souligné à plus d’une reprise les fonctionnaires de Santé Canada devant le Sénat, avant que le projet de loi soit adopté sans amendement et à l’unanimité. À la chambre des Communes, le projet de loi avait été voté en juin sans que la question d’une exemption pour les produits du tabac exportés n’ait été soulevée, même par les porte-parole de l’industrie.

La Loi restreignant la commercialisation du tabac auprès des jeunes (loi Aglukkaq) est venue ajouter à la Loi sur le tabac de 1997 une série d’additifs qui seront interdits l’été prochain. Pour le reste, la Loi sur le tabac continue de dire qu’« il est interdit de fabriquer un produit du tabac qui n’est pas conforme aux normes établies par règlement » (article 5), et continue d’accorder dans l’instauration de divers règlements une grande latitude au « gouverneur en conseil » (Conseil des ministres). C’est en vertu de ce pouvoir réglementaire que le gouvernement impose, par exemple, l’apposition de mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets de cigarettes, depuis 2000.

Le chat sort du sac

Si la contrainte de ne pas pouvoir ajouter du sucre dans le tabac des cigarettes déplaît souverainement aux fournisseurs de feuilles de tabac, de même qu’à l’industrie cigarettière internationale, ce n’est pas parce que les produits fabriqués dans l’usine Rothmans Benson & Hedges (RBH) de Québec à partir de tabac Burley constituaient réellement une part [autrement que négligeable] de ce qui est vendu aux Canadiens, ou une production appelée à peser lourdement dans nos exportations. Des hauts fonctionnaires de Santé Canada et d’autres spécialistes ont clairement dégonflé ces mythes devant les parlementaires. Ce n’est pas non plus parce que des emplois étaient menacés à la manufacture de Québec, comme l’ont fait valoir des partisans de l’industrie l’été dernier.

La vraie crainte de l’industrie ciga­rettière, qu’expriment ouvertement les cultivateurs de tabac du Dixieland dans leurs doléances présentées depuis cet automne au gouvernement fédéral américain, c’est que l’interdiction de la plupart des additifs votée par Ottawa soit imitée dans d’autres juridictions, à l’étranger, ce qui fermerait d’immenses débouchés. C’est aussi ce qu’ont compris les gouvernements de certains pays exportateurs de tabac, comme la Grèce ou l’Argentine, qui pourraient se plaindre formellement du comportement canadien auprès de l’OMC, même si les entreprises de ces pays ne sont pas lésées du tout.

Ironiquement, c’est précisément Washington qui pourrait faire faux bond à l’offensive des tabaculteurs. En vertu de la loi Doggett de 2006 et d’une ordonnance présidentielle signée par Bill Clinton en 2001, le pouvoir exécutif américain ne peut faire opposition à une restriction au commerce des produits du tabac par un État étranger, à moins d’une discrimination faite entre les produits en fonction de leur origine. Une simple « barrière technique au commerce » ne serait peut-être pas un argument suffisant.

D’autres pays que le Canada ont déjà légiféré sur les arômes. Lors de la commission parlementaire à Ottawa en septembre, l’auteure d’une opinion juridique pour RBH et PMI, Debra Steger, faisait toutefois valoir que les lois australienne, américaine et française, grosso modo, interdisent certains arômes (un effet) plutôt que certains additifs (une cause). Dans le dossier soumis par les cultivateurs de tabac aux autorités américaines, on trouve exactement les mêmes références à l’Australie, aux États-Unis et à la France, ainsi que la même rhétorique. Presque du « copier-coller ».

Or, il est techniquement beaucoup moins difficile de mesurer la présence d’un additif dans un produit que de qualifier un arôme ou d’en mesurer l’intensité, comme l’a expliqué devant les parlementaires canadiens Paul Glover, un sous-ministre adjoint de Santé Canada.

C’est précisément cette plus grande facilité d’application de la loi Aglukkaq qui rend l’approche choisie par Ottawa si vilaine au nez de l’industrie, et qui risque de la rendre bien tentante pour d’autres pays désireux de défavoriser efficacement le recrutement de fumeurs.

Pierre Croteau