Des cigarettiers canadiens subiront enfin un procès qui commencera à Montréal en octobre

Recours collectifs de victimes des pratiques de l’industrie du tabac: des preuves d’experts seront examinées par la Cour supérieure du Québec

Imperial Tobacco Canada (ITC), Rothmans Benson and Hedges (RBH) et JTI-Macdonald (JTI-Mac) sont parfois passées proches d’être poursuivies en justice, mais c’était, par exemple, pour avoir participé activement à la contrebande des cigarettes au Canada au début des années 1990. Les trois compagnies s’en sont d’ailleurs tirées en 2008 et en 2010, grâce à des règlements à l’amiable avec le gouvernement Harper, sans apparentes conséquences fâcheuses pour leurs affaires habituelles. D’autre part, quand les pouvoirs publics ont tenté de mettre en œuvre des mesures gênant systématiquement leur recrutement de fumeurs, comme dans les années 1980 et 1990, les grands fournisseurs de cigarettes canadiens n’ont pas hésité à en contester la légalité devant les tribunaux.

Cette fois-ci, qui n’est pas coutume, ITC, RBH et JTI-Mac ainsi que leurs maisons-mères à l’étranger se retrouveront en position défensive devant une cour de justice au Canada, pour défendre le comportement habituel de l’industrie cigarettière durant les 50 dernières années, au moins.

Face aux corporations du tabac avec leurs armées d’avocats, lors d’un procès qui commencera au Québec l’automne prochain, on trouve des victimes des pièges de l’industrie, dont plusieurs mourront prématurément d’avoir fumé, bien avant d’obtenir réparation, mais dont le nombre est immense. Du bord de ces personnes trompées et souffrantes, on compte des experts en épidémiologie, en pneumologie et en oto-rhino-laryngologie ainsi qu’une équipe d’avocats obligés de compenser le nombre de leurs vis-à-vis de l’autre camp par un supplément de conviction et de talent, sous peine de voir impayées à la fin du litige des années de recherche, de lecture, de casse-tête stratégique.

Lors du procès, les demandeurs ne reprocheront pas seulement aux compagnies de tabac de vendre des produits nocifs pour la santé et qui créent la dépendance : ils accuseront les trois compagnies canadiennes et leurs maisons-mères respectives British American Tobacco, Philip Morris International et Japan Tobacco International de savoir tout cela depuis très longtemps et de ne pas en avoir averti d’elles-mêmes les consommateurs, d’avoir au contraire caché les faits de leur mieux, fabriqué des controverses, répandu des mythes rassurants et mis en marché des cigarettes conçues pour maximiser le risque de créer et d’entretenir une dépendance à la nicotine.

Cette fois-ci, l’industrie cigarettière a énormément à perdre. D’abord un minimum de 22 milliards $ qu’elle devra, si elle perd la cause, verser aux victimes ou à leurs successions, ou encore à un fonds voué à la prévention du tabagisme et au soutien des victimes. Mais surtout, l’industrie pourrait perdre la possibilité de refaire des profits par les mêmes procédés. « Les cigarettiers jouent leur avenir », estime Me Michel Bélanger de Lauzon Bélanger Lespérance, un des quatre cabinets juridiques qui pilotent la réclamation des victimes à travers le système judiciaire. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les trois grands cigarettiers canadiens aient utilisé tous les moyens légaux possibles pour éviter la tenue d’un tel procès, et pour qu’il ait lieu dans des conditions optimales pour eux, dès lors qu’il leur a paru inévitable.

Au début de 2010, les demandeurs, les défendeurs et le juge chargé d’instruire le procès, l’honorable Brian Riordan, ont convenu de le faire débuter le 17 octobre 2011, au Palais de justice de Montréal. La bataille sur le fond de la question pourra alors enfin commencer.

Treize années pleines de rebondissements, d’inquiétudes et de jugements de tribunaux se seront alors écoulées depuis le dépôt en Cour supérieure du Québec de requêtes en autorisation d’exercer un recours collectif contre ITC, RBH et JTI-Mac.

Deux recours mais un procès

À l’origine, deux requêtes de ce genre furent déposées au nom des victimes de l’industrie du tabac : une pour les personnes dépendantes du tabac et l’autre pour celles qui sont atteintes de cancer du poumon, du larynx ou de la gorge, ou d’emphysème. La première demande fut déposée en septembre 1998 et la seconde en novembre de la même année.

Dès 1998, Mme Cécilia Létourneau posait pour Info-tabac. Enseignante retraitée, elle est la victime-type d’un des deux recours.

Une requête en autorisation de recours collectif, puis l’action en justice elle-même, portent généralement le nom d’une personne dont le préjudice subi sert de cas-type durant les délibérations précédant l’autorisation du recours, puis lors de son exercice s’il est autorisé. La première requête a donc été surnommée « Cécilia Létourneau » et la seconde « CQTS et Jean-Yves Blais », le Conseil québécois sur le tabac et la santé étant l’organisme requérant qui poursuit les compagnies de tabac au nom de M. Blais et des victimes de maladies causées par les produits des cigarettiers.

Obstacles surmontés et droit québécois

Racontée ainsi, l’affaire paraît simple. Ce n’est cependant qu’en septembre 2005 que les procureurs des victimes des pratiques d’ITC, RBH et JTI-Mac ont pu porter le fond de l’affaire devant la justice, après avoir obtenu en février 2005 le jugement autorisant l’exercice des deux recours collectifs, une autorisation qui est, par bonheur pour les requérants, sans appel possible sous le régime juridique québécois.

En fin de compte, si le procès sur le fond de l’affaire pourra s’ouvrir dans quelques mois à Montréal, alors qu’au Canada anglais l’industrie du tabac est parvenue à faire s’enliser plusieurs tentatives de recours collectifs contre elle (avant, sinon après avoir été autorisées par un tribunal), c’est aussi en partie grâce à des dispositions particulières du droit québécois, admet avec modestie l’avocat Michel Bélanger.

Au Québec, contrairement à la situation dans le reste du pays, le recours collectif n’est pas un recours discrétionnaire et le tribunal doit l’autoriser lorsqu’il est d’avis que les conditions énumérées dans le Code de procédure civile sont réunies. C’est ce que rappelait le juge Pierre Jasmin de la Cour supérieure dans sa décision du 21 février 2005 d’autoriser les deux recours collectifs contre ITC, RBH et JTI-Mac. Il n’était pas non plus question selon le juge Jasmin, citant la jurisprudence, d’exiger au stade de l’autorisation le degré de précision dans les allégations qui devra être exigé lors de l’audition du fond de l’affaire.

Au printemps 2009, lorsque les compagnies de tabac ont demandé la permission d’interroger 150 victimes membres des recours collectifs, la Cour supérieure a refusé et la Cour d’appel du Québec a exclu d’entendre un appel sur cette décision.

La faute des fumeurs : ils auraient dû savoir

Toute la stratégie récente de défense des multinationales du tabac transparaît cependant dans l’histoire qui va continuer de se dérouler au Québec cet automne : après avoir prétendu pendant des décennies que les preuves manquaient pour dire que la consommation de tabac cause des cancers, de l’emphysème, de l’asthme, ou des infarctus, par exemple, les cigarettiers laissent maintenant entendre que les fumeurs n’avaient qu’à faire attention, qu’ils auraient dû savoir que fumer est dangereux pour la santé et que la nicotine engendre la dépendance.

Au procès, les procureurs des recours collectifs ne vont pas seulement appeler des experts à la barre, mais aussi produire au tribunal des milliers de documents publics et de documents internes des compagnies de tabac qui prouvent la duplicité et le comportement irresponsable de ces dernières.

Témoignages d’experts et financement

Contrairement aux procès dans certaines fictions, où des témoins-clés surgissent dans le récit à quelques minutes du dénouement, les témoins dans les vrais procès sont attendus par les deux parties, et leurs témoignages, quand ils servent d’expertise, sont écrits, et échangés par les parties avant que commence l’audition en tant que telle de la cause. Un tel procédé facilite la rédaction d’objections et les contre-interrogatoires.

Dans la présente cause, le Fonds québécois d’aide aux recours collectifs a avancé l’argent pour financer la préparation des témoignages d’experts. Si les victimes gagnent finalement leur procès, le Fonds d’aide devra être remboursé et les avocats des requérants toucheront un pourcentage des réparations versées. En cas de verdict défavorable, les requérants des recours collectifs seront quittes vis-à-vis du Fonds, mais ils n’auront rien gagné pour payer leurs avocats. C’est un risque de ce métier.

Pierre Croteau