Des cigarettes plus chères qui profitent aux cigarettiers

Depuis des années, les cigarettiers augmentent discrètement le prix de leurs cigarettes tout en disant que les hausses de taxes augmentent les risques de contrebande. Une situation absurde qui laisse les profits à l’industrie et réduit les fonds disponibles pour réparer les méfaits dus au tabac.

Imaginez un fabricant qui augmente le prix de ses produits, tout en se plaignant qu’ils coûtent trop cher. C’est exactement ce que font les grands cigarettiers au Canada, selon une étude de Santé Canada, publiée en 2017. En effet, depuis 2003, 66 % de l’augmentation du prix de gros des cigarettes provient des cigarettiers eux-mêmes. Ces derniers gonflent leurs prix, mais dénoncent l’accroissement des taxes en soutenant que celles-ci entraînent un boom de la contrebande. Au contraire, c’est parce que le marché noir reste sous contrôle que les manufacturiers peuvent augmenter leurs prix sans trop de risques. En 2015 et en 2016, l’industrie a encaissé environ un milliard de dollars de profits additionnels grâce à ce stratagème hypocrite, toujours selon Santé Canada. Autant d’argent qui aurait pu revenir aux gouvernements québécois et canadien, s’ils avaient eu le courage d’augmenter de manière importante les taxes sur le tabac.

En 2016 et 2017, les taxes québécoise et canadiennes sur les cartouches de cigarettes ont augmenté de seulement 0,53 $, mais les cigarettiers ont gonflé leur prix de 6 à 11 $.

Ce recul des taxes dans le prix du tabac prend de l’ampleur, selon une compilation de Médecins pour un Canada sans fumée (MCSF) et la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT). En 2016 et 2017, la taxe québécoise sur les cartouches de cigarettes n’a pas augmenté du tout tandis que la taxe fédérale n’a augmenté que de 53 cents (excluant la hausse fédérale de 2,19 $ entrée en vigueur en février 2018). De leur côté, pendant la même période, les manufacturiers des produits du tabac ont ajouté, selon la marque, de 6 $ à 11 $ au prix de gros de leurs cartouches. Bref, en se contentant de hausses de taxes faibles ou nulles, les gouvernements laissent aux cigarettiers la liberté d’orchestrer leurs stratégies de prix. Tristement, ils laissent aussi au public la responsabilité d’assumer les coûts dus à l’usage du tabac : 16,2 G$ en frais directs et indirects au Canada, dont au moins 2,5 G$ au Québec, selon une étude récente. Mentionnons aussi que les hausses de prix discrètes des cigarettiers confirment leur alliance avec les associations de détaillants. « Les associations dénoncent avec véhémence les hausses de taxes, mais elles ne disent rien des hausses de prix des produits, pourtant bien plus importantes », remarque Flory Doucas, codirectrice et porte-parole de la CQCT.

Contrebande : la vision faussée des médias

« Ce n’est pas parce que c’est écrit que c’est vrai. » Cet adage bien connu s’applique à ce qu’on lit sur la contrebande de tabac dans les grands médias, rapporte une étude publiée en mai 2017 dans Cogent – Social Sciences.

Julia Smith et ses collègues ont analysé 177 articles parus entre 2010 et 2015 dans les quotidiens canadiens anglophones, incluant les articles d’opinion. Résultat? Presque 90 % de ces articles reprennent le discours des cigarettiers. En gros : renforcer les lois sur le tabac (incluant hausser les taxes) pousse les fumeurs vers le marché noir, ce qui bénéficie aux groupes criminels au détriment des entreprises légales, de la loi et des jeunes. À l’inverse, à peine 10 % des articles présentent l’analyse des groupes de santé selon laquelle les cigarettiers ont joué un rôle important dans le développement de la contrebande au Canada, rôle pour lequel ils ont d’ailleurs été condamnés.

L’étude démontre aussi que les groupes reprenant le discours des cigarettiers sont souvent décrits comme indépendants, même s’ils sont en relation avec l’industrie du tabac. C’est le cas, par exemple, du C.D. Howe Institute et de l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (et de sa filiale québécoise). Bref, mieux vaut prendre avec un grain de sel ce qu’on lit dans les journaux sur la contrebande de tabac!

À chaque client son prix

Les hausses de prix issues de l’industrie s’inscrivent dans une stratégie de marketing sophistiquée. Depuis les années 2000, les cigarettiers segmentent leur offre avec des marques moins chères que leurs marques dites haut de gamme ou premium. Le prix des marques économiques augmente aussi, mais de façon moins marquée. Résultat : elles occupent désormais plus de 60 % du marché au Canada, rapporte la CQCT. À cause de ces cigarettes au rabais, certains continuer à fumer alors qu’ils auraient peut-être cessé à la suite d’une hausse de taxes. Le phénomène n’est pas unique au Canada : en France, au Royaume-Uni et ailleurs, les cigarettiers cassent aussi les prix de certaines marques, permettant à celles-ci de ne pas augmenter pendant des années, malgré l’inflation… ou les hausses de taxes.

En 2017, MCSF et la CQCT ont publié des recommandations visant à rendre le tabac moins abordable. Selon ces groupes, il serait souhaitable que les gouvernements standardisent le prix des produits du tabac, que le ministère des Finances consulte obligatoirement le ministère de la Santé sur toute question concernant les taxes sur le tabac et, bien sûr, qu’une plus grosse part des sommes récoltées grâce à ces taxes soit consacrée à la prévention du tabagisme et au soutien à la cessation.

Anick Labelle