Des chercheurs dévoilent des documents incriminants détruits par les cigarettiers

Les versions originales de documents détruits par Imperial Tobacco Canada, et qui contenaient la preuve scientifique de risques de la fumée de cigarette pour la santé, ont été retrouvées dans un dépôt d’archives britannique et leur contenu a été examiné, grâce au travail de chercheurs canadiens. Les gouvernements provinciaux peuvent utiliser lesdits documents dans leur bataille judiciaire contre l’industrie du tabac.

Dans une édition de novembre 2009 du Canadian Medical Association Journal (CMAJ), David Hammond, Michael Chaiton, Alex Lee et Neil Collishaw ont rapporté les résultats de leur examen de 60 documents que British American Tobacco (BAT), société mère d’Imperial Tobacco Canada (ITC), a chargé sa filiale canadienne de détruire en 1992. (Voir l’encadré)

« Nous avons littéralement parcouru des millions de pages pour retracer les originaux » des documents détruits identifiés dans les télécopies, signale le psychologue David Hammond, de l’Université de Waterloo, en Ontario, en expliquant le travail des chercheurs.

Une connaissance poussée

Le professeur Hammond et ses coauteurs affirment que les documents détruits sont des études scientifiques menées de 1967 à 1984. Leur existence prouve que la société ITC était au courant des effets potentiellement mortels du tabagisme. Voilà qui aurait pu avoir d’importantes répercussions sur la réglementation gouvernementale et la santé à venir des Canadiens.

« Ils n’ont pas seulement tenté de dissimuler ces études, souligne David Ham­mond, ils ont voulu les détruire. Il était impressionnant de voir à quel point elles étaient élaborées. Les essais effectués par les chercheurs d’ITC suivaient voire dépassaient les normes et critères normalement retenus en matière de conception, méthodologie et analyse statistique. Tout cela nous aide à cerner ce que la compagnie savait réellement. »

Dans leur découverte, les chercheurs ont fait ressortir trois études significatives directement liées au débat sur la lutte contre le tabagisme menée au Canada : elles contredisent directement la position adoptée par l’industrie du tabac depuis deux décennies.

L’examen des 60 documents a permis d’établir que 40 d’entre eux traitent du pouvoir cancérogène et de l’activité biologique de la cigarette, établissant un lien entre la fumée de cigarette et divers effets sur la santé. L’un d’eux, intitulé Project Janus, concluait que l’inhalation de fumée du tabac durant une longue période pouvait provoquer à elle seule des lésions cancéreuses. Selon David Hammond, cette découverte prouve que les compagnies de tabac étaient au courant des dangers liés à leurs produits mais avaient choisi de les taire.

Une autre série de documents démontre de façon scientifique les risques de la fumée secondaire, « établissant que la fumée secondaire est en fait plus dangereuse que la fumée principale », a dit M. Hammond, qui s’est référé en particulier au cas des cigarettes dites légères.

Les essais, menés sur des rats, ont permis de constater que les animaux exposés à la fumée subissent d’abord une transformation du larynx, une transformation quantifiable et liée à la durée de l’exposition.

De plus, une troisième étude traitant des effets des filtres établissait que les poumons de rats exposés à une fumée passée par des filtres de carbone présentaient un plus fort poids en particules que ceux de rats exposés à une fumée moins filtrée, ce qui mène à penser que la réduction de certaines des toxines présentes en phase gazeuse pourrait rendre la fumée moins irritante et, du coup, entraîner une inhalation accrue. En conséquence, les fumeurs font de la « compensation » lorsqu’ils consomment des produits moins forts en nicotine ou plus faciles à inhaler : ils augmentent le volume inhalé de manière à obtenir le même taux de nicotine.

Dissimulation

Selon le rapport, l’élément le plus dérangeant entre tous tient au fait que l’industrie du tabac n’a pas seulement caché les méfaits du tabagisme pour la santé, mais qu’elle a nié les connaître.

En 1987, par exemple, le PDG d’ITC et président du Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, Jean-Louis Mercier, a témoigné devant un comité législatif de la Chambre des communes que l’industrie du tabac n’avait pas pris la position d’affirmer que le tabac cause quelque maladie que ce soit. « Ce démenti survient trois ans après la conclusion de la dernière des études scientifiques dont on a ordonné la destruction », signale le professeur Hammond. Le chercheur souligne que « dans les années 1990, l’industrie du tabac s’est activement opposée à la réglementation sur l’usage du tabac en milieu de travail, même si elle disposait d’études qui, menées et financées par BAT, démontraient sa nocivité. »

Poursuivre ou ne pas poursuivre

« Notre découverte est importante du fait que, pour la première fois au Canada, nos gouvernements [provinciaux] ont des preuves bien documentées de la mauvaise foi des compagnies de tabac, signale David Hammond. Ils peuvent utiliser cette information dans leur combat juridique. »

En septembre, l’Ontario a emboîté le pas à la Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick en déposant une poursuite de 50 milliards $ contre les fabricants de produits du tabac (incluant ITC, JTI-Macdonald et Rothmans Benson & Hedges). Récemment, les autres provinces du Canada ont fait de même, en lançant des poursuites judiciaires ou en adoptant des lois qui permettent aux gouvernements de poursuivre les fabricants afin de récupérer les dépenses engagées en soins de santé.

Au Québec

Au Québec, le combat juridique s’y est amorcé il y a quelques années, et il est effectivement lié aux documents honteux. En 1998, le Conseil québécois sur le tabac et la santé a déposé une requête en autorisation pour exercer un recours collectif contre les grands cigarettiers au nom de près de deux millions de fumeurs québécois. Il espérait pouvoir déposer en preuve la télécopie de 1992. Six années plus tard, en 2004, le tribunal québécois avait refusé de recevoir la preuve en question, statuant que la note de service était [encore] protégée par le secret professionnel qui lie un avocat à son client.

Il n’a pas été possible de joindre des représentants d’ITC. Cependant, le porte-parole de la compagnie, Éric Gagnon, a dernièrement fait allusion à « l’hypocrisie » qui imprégnerait les poursuites judiciaires entamées par les provinces contre les cigarettiers. « Ils [les gouvernements provinciaux] ramassent des milliards de dollars en taxes et maintenant ils se retournent et poursuivent les compagnies de tabac, a-t-il affirmé dans une entrevue. Il s’agit d’un produit légal, que nous fabriquons en suivant les règles édictées par le gouvernement. »

DES DOCUMENTS RECHERCHÉS DEPUIS LES ANNÉES 1990
À l’occasion du centenaire d’Imperial Tobacco, en 2008, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a souligné la remarquable contribution du cigarettier : plus d’un million de morts au pays!

L’existence de ces documents était connue des chercheurs depuis quelques années. En 1994, des copies des documents internes de Brown & Williamson Tobacco Corporation, de BAT, et d’autres firmes liées au tabac ont fait l’objet de recherches et de publication, dès 1995, dans le Journal of the American Medical Association (JAMA). Bien que ces documents n’étaient pas volumineux (4 000 pages), ils avaient été choisis à cause de leur contenu accablant et avaient été anonymement envoyés au professeur Stanton A. Glantz, un chercheur célèbre dans la lutte contre le tabagisme.

L’accès aux documents internes de BAT est possible grâce à une entente à l’amiable conclue lors d’un procès au Minnesota en mai 1998. BAT a alors commencé à dévoiler 40 millions de pages de documents internes, qui sont maintenant entreposés en Grande-Bretagne et au Minnesota. C’est un procès tenu au Massachusetts en juillet 1998 qui avait fait connaître un échange de télécopies, datant de 1992, entre un cabinet juridique de Montréal au service de ITC et un autre cabinet travaillant pour BAT à Londres, se rapportant à 60 documents détruits.

Joey Strizzi