Contrebande de cigarettes : les enquêtes policières aboutissent enfin

Pour la première fois depuis le déclenchement de la crise de la contrebande en 1991, les autorités canadiennes ont procédé à l’arrestation d’un employé de l’industrie du tabac dans le cadre d’une enquête sur le trafic de cigarettes.

Christopher Gibb-Carsley, représentant de ventes pour RJR-Macdonald, a été arrêté le 15 septembre suite à une longue enquête. Cette opération, intitulée « Curfew », a débuté en mai 1994, soit trois mois après la baisse des taxes sur les cigarettes provoquée par la montée en flèche de la contrebande le long de la frontière canado-américaine. (L’annonce de cette arrestation a été retardée jusqu’au 28 septembre, date à laquelle la GRC a pu mettre la main sur un des présumés complices de M. Gibb-Carsley.)

Selon les accusations portées par la Gendarmerie royale du Canada, M. Gibb-Carsley aurait conspiré avec John Gareau, un homme d’affaires de Kirkland, avec John Czertwertynski de Rawdon, propriétaire d’une boutique hors taxes, et avec plusieurs résidants américains pour fournir le marché noir canadien entre le 1er avril 1995 et le 1er juin 1996. La perte fiscale résultant de ces activités est évaluée à 43 millions $.

Le Journal de Montréal, qui dispose de toute évidence de sources privilégiées, rapporte que M. Gibb-Carsley a été mis en congé peu de temps après une perquisition policière effectuée à son domicile en septembre 1996. Il serait toujours payé par RJR-Macdonald et aurait le même avocat que son employeur – Me Mark Paci.

Pour la GRC, la tête dirigeante du réseau de contrebandiers serait M. Gareau, qui possède une entreprise spécialisée dans la fourniture de pièces de rechange pour les navires. Le réseau aurait fonctionné de manière similaire à deux autres importants gangs démantelés par les autorités américaines (voir « Découvertes troublantes sur l’implication des cigarettiers dans la contrebande »), mais serait distinct.

La marchandise qui transitait par le réseau de Gareau provenait d’usines montréalaises; il s’agissait de cigarettes canadiennes, prétendument destinées à l’exportation en Europe et aux Antilles et envoyées à des entrepôts sous douane dans des zones franches en Floride et au Michigan.

Pour brouiller les pistes davantage, ces livraisons étaient ensuite transférées à d’autres entrepôts sous douane situés à Massena et à Champlain dans l’État du New-York. De là, elles étaient refilées à des complices américains, qui s’occupaient de les transporter à Akwesasne, plaque tournante du commerce illégal du tabac. Si les accusations de la GRC s’avèrent fondées, le réseau de Gareau jouait le rôle de grossiste pour les nombreux petits contrebandiers sur la réserve amérindienne; il n’essayait pas de contrôler la distribution de cigarettes de contrebande du côté canadien.

En plus des trois Québécois arrêtés en septembre, la GRC a obtenu des mandats d’arrestation pour trois résidants américains dans cette affaire; il s’agirait des distributeurs responsables de la revente à Akwesasne, pour lesquels les autorités canadiennes entament des procédures d’extradition. De plus, selon la dénonciation déposée par la police fédérale, quatre autres Américains auraient été mêlés à la conspiration, mais aucune accusation n’a été portée contre eux.

L’enquête préliminaire dans cette affaire devrait commencer le 29 octobre à Montréal.

Le rôle des cigarettiers

La société RJR-Macdonald s’est empressée de nier toute complicité dans cette affaire; du côté de la GRC, on se contente de dire que les enquêteurs ont « quand même entretenu de bonnes relations avec (les cigarettiers) » et que rien ne prouve un lien de complicité quelconque avec les contrebandiers.

« Les compagnies nous disaient toujours qu’elles étaient là pour vendre un produit, pas pour faire la police », résume le sergent Normand Houle, porte-parole de la GRC dans le dossier. Il souligne que les compagnies de tabac devaient tout de même savoir que les cigarettes qu’elles exportaient finiraient par alimenter le marché noir au Canada.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le nom de RJR est lié aux activités de contrebande. Aux États-Unis, le procès contre le présumé contrebandier Larry Miller et ses associés s’ouvre à Syracuse le 4 novembre. Or, plusieurs témoins prétendent que M. Miller connaissait un haut dirigeant de RJR-Macdonald, Les Thompson. Les deux hommes auraient eu une rencontre dès 1991, avant la création d’une nouvelle filiale consacrée aux exportations, dont la direction a été confiée à M. Thompson.

À Syracuse, le grand jury (tribunal de mise en accusation) examinant les preuves contre M. Miller s’est aussi penché sur le rôle de R.J. Reynolds, la société-mère de RJR-Macdonald; jusqu’ici, aucune accusation n’a été portée contre la compagnie.

L’histoire se répète?

Un des grands concurrents de R.J. Reynolds, le cigarettier Brown & Williamson, a échappé lui aussi à des accusations de contrebande dans une histoire qui présente plusieurs ressemblances avec l’affaire Gibb-Carsley.

En juillet 1997, un ancien directeur des ventes hors taxe de Brown & Williamson, Michael Bernstein, a plaidé coupable à une accusation de trafic de cigarettes de contrebande. L’accusation découlait d’une descente policière au siège social de Brown & Williamson en janvier 1995; les autorités américaines semblent par la suite avoir accepté l’explication du cigarettier selon laquelle M. Bernstein s’était mêlé à la contrebande de cigarettes canadiennes à titre privé et non pas en tant que représentant de Brown & Williamson ou du Groupe BAT (qui contrôle tant Brown & Williamson qu’Imperial Tobacco).

Selon David Sweanor, avocat à l’Association pour les droits des non-fumeurs, il est tout de même clair que les compagnies de tabac étaient de connivence avec les réseaux de contrebande. « La GRC n’aurait pas dû prendre cinq ans pour comprendre ça, dit-il. Pourquoi cela a-t-il pris aussi longtemps, alors qu’il y a des milliards de dollars de recettes fiscales en jeu et alors que la baisse des taxes a provoqué une remontée massive du tabagisme juvénile? »

Depuis plusieurs années, les organismes de santé accusent l’industrie du tabac d’avoir contribué à l’explosion de la contrebande dans le but de forcer une diminution des taxes.

Francis Thompson