Cigarettiers et contrebande : une relation de longue date

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Le 1er août 2008, la une de La Presse annonçait les importants dommages et intérêts que deux cigarettiers acceptaient de verser pour leur rôle dans la contrebande.
Depuis l’explosion du marché noir du tabac dans les années 1990, la question de la contrebande surgit rapidement lorsqu’on aborde la lutte contre le tabagisme. Peu de gens connaissent toutefois le rôle important qu’ont joué les cigarettiers dans l’émergence de ce marché illicite et leurs efforts, encore aujourd’hui, pour en exagérer l’ampleur.

Bien des Québécois croient connaître les causes de la contrebande du tabac : les cabanes de « cigarettes indiennes » qui enlèvent des milliards de dollars au fisc et acculent des dépanneurs à la faillite, tout cela à cause des taxes élevées. L’histoire montre, au contraire, que la contrebande de tabac a d’abord eu comme cause… les grands fabricants de tabac eux-mêmes!

C’est sous le gouvernement de Brian Mulroney, à la fin des années 1980, que les taxes sur le tabac ont vraiment commencé à augmenter, et que, par conséquent, une importante chute du tabagisme est apparue au pays. On s’en doute : les compagnies de tabac, voyant leur marché s’effriter, se sont plaint que ces ponctions fiscales affectaient leurs ventes, l’économie et l’emploi, écrit Rob Cunningham dans son ouvrage La guerre au tabac : l’expérience canadienne. Toutefois, ces arguments n’ont pas convaincu les élus. Voyant cela, les cigarettiers ont changé de discours au début des années 1990 : pour s’opposer à l’augmentation des taxes, ils ont commencé à invoquer la possibilité de contrebande.

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Les grands ‎fabricants de tabac canadiens savaient que les cigarettes qu’ils exportaient aux États-Unis étaient revendues à des acheteurs établis sur le territoire ‎autochtone d’Akwesasne. Ces cigarettes revenaient par la suite au Canada de ‎manière illicite, souvent par bateau.‎

À cette époque, au Canada, la part de marché du tabac illicite a augmenté de façon notable. En effet, entre 1989 et 1992, sa part de marché est passée d’environ 2 pour cent à 16 pour cent, rapporte La guerre au tabac. On a appris plus tard que cela était surtout dû aux cigarettiers eux-mêmes. Alors que la demande pour leurs produits n’avait pas bougé d’un iota aux États-Unis, ils y augmentèrent substantiellement leurs exportations. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a découvert plus tard que les milliards de cigarettes exportées au sud de la frontière étaient revendues à des acheteurs implantés sur des territoires autochtones chevauchant la frontière canado-américaine, comme Akwesasne, pour se retrouver par la suite sur le marché de la contrebande au Canada. Or, le cas du Canada n’était pas un cas isolé. On a appris au début des années 2000 que les cigarettiers avaient aussi favorisé la contrebande de tabac en Asie, en Europe et aux États-Unis, comme le montre un recueil d’articles du Consortium international de journalistes d’investigation.

Une enquête criminelle

Au Canada, ce stratagème s’est étiré jusqu’au milieu des années 1990. En 1998, la GRC a ouvert une enquête criminelle sur ce trafic à la suite d’une plainte de trois groupes de santé : la Société canadienne du cancer, l’Association pour les droits des non-fumeurs et le Conseil canadien pour le contrôle du tabac. Les bureaux de certains cigarettiers ont alors été perquisitionnés et des accusations, déposées. Les fabricants de tabac ont toutefois échappé à un procès en bonne et due forme puisqu’en 2008, puis en 2010, le gouvernement canadien a convenu avec eux d’une transaction (entente hors cour). En échange de l’arrêt des procédures, Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges, JTI-Macdonald et R.J. Reynolds ont reconnu leur culpabilité et accepté de verser des dommages-intérêt totalisant 1,7 G$. La somme était imposante, certes, et la plus élevée jamais versée en matière de fraude fiscale au Canada. Elle ne représentait toutefois qu’une infime fraction des 10 G$ qui auraient été perdus par le fisc en raison de cette fraude.

Des effets encore visibles aujourd’hui

Au-delà des sommes perdues, ce manège illégal a eu d’autres conséquences encore perceptibles aujourd’hui. En effet, en 1994, le Canada, le Québec et cinq autres provinces ont cédé aux arguments et au lobbyisme des cigarettiers : pour mettre fin à une contrebande alors galopante, ils ont réduit de façon importante les taxes sur les produits du tabac. Au Québec, la taxe sur la cartouche de cigarettes est alors passée de 29,61 $ à 8,61 $. « Cette baisse a effacé les gains qui avaient été réalisés en entraînant une hausse du taux de tabagisme, notamment chez les jeunes, où il est passé de 19 pour cent à 38 pour cent entre 1991 et 1996, dit Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé. C’est aussi la fraude des cigarettiers qui a donné naissance au marché illicite d’origine autochtone. Et, encore aujourd’hui, à cause de la contrebande des années 1990, les élus hésitent à augmenter les taxes sur le tabac. »

Taxes et contrebande, une association à défaire

Taxes perçues sur les produits du tabac et importance du marché de la contrebande

Les faits montrent toutefois que, contrairement à la croyance populaire, il n’y a pas de lien direct entre le taux de taxation des produits du tabac et le marché noir. Ainsi, la contrebande a bien diminué en 1994, mais c’est avant tout parce que les cigarettiers ont cessé leurs exportations massives de tabac vers les États-Unis. De la même façon, vers 2006, ce n’est pas à cause d’une hausse des taxes si la contrebande reprend. C’est plutôt à cause de l’introduction de cigarettes fabriquées clandestinement sur certains territoires, notamment mohawk. Sans compter qu’à cette époque, les cigarettiers ont commencé à augmenter eux-mêmes le prix de leurs produits , comme l’a dévoilé récemment la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac. De même, depuis une dizaine d’années, la vente de tabac illicite est à la baisse au Québec, et ce, malgré la hausse des taxes. « La part de marché des produits de la contrebande de tabac est passée de près de 30 pour cent en 2009 à moins de 15 pour cent en 2015, et ce, malgré le fait que la taxe spécifique sur les produits du tabac ait augmenté durant cette période », note le budget 2017-2018 du ministère des Finances du Québec. Cela n’est pas dû au hasard, mais aux efforts gouvernementaux, dont le programme ACCES-tabac (Actions concertées pour contrer les économies souterraines). Ce programme, créé en 2001, bénéficie d’un budget de plus de 10 M$ par année et regroupe sept partenaires, dont plusieurs ministères québécois et la Gendarmerie royale du Canada.

L’un des objectifs stratégiques ‎d’Imperial Tobacco Canada est de « garder la controverse de la contrebande vivante ».

Un autre fait méconnu sur la contrebande est que la vente de tabac illicite représente un joueur mineur en ce qui concerne les pertes fiscales. Selon les données du ministère des Finances du Québec, rapportées par La Presse , les taxes perdues par la vente de tabac illicite ne représentent que 4,3 pour cent du montant total des pertes fiscales du gouvernement, estimées à environ 3 G$. La palme revient au secteur de la construction, avec 43 pour cent.

Un problème exagéré par l’industrie
Les ventes de cigarettes sans taxes du MATRAC, un groupe de façade de l’industrie du tabac, recevaient une grande visibilité médiatique.

En somme, que ce soit hier ou aujourd’hui, les cigarettiers et leurs alliés n’ont cessé de dressé un portrait complètement déformé de la contrebande. Dans les années 1990, le Mouvement pour l’abolition des taxes réservées aux cigarettes (MATRAC) faisait partie des groupes les plus actifs dans la désinformation. Le MATRAC, qui se présentait comme un regroupement indépendant de petits commerçants, organisait des événements obtenant une grande visibilité médiatique, comme des ventes de tabac sans taxes. Or, en 1994, André Noël, alors journaliste à La Presse, découvre que le MATRAC entretient des liens étroits avec les cigarettiers.

« Malgré leur condamnation en 2008 et 2010, les cigarettiers mettent encore de l’avant la contrebande et en exagèrent l’ampleur afin d’empêcher l’adoption de mesures de lutte contre le tabagisme, incluant les hausses de taxes », analyse Flory Doucas, codirectrice et porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT). Cela est devenu évident à la fin 2016, lorsqu’un document interne d’Imperial Tobacco Canada (ITC), daté de 2012, a été envoyé par un sonneur d’alerte à quelques groupes de santé. On y apprenait qu’un des objectifs stratégiques d’ITC était de « garder la controverse de la contrebande vivante ». (notre traduction)  Pour ce faire, la multinationale compte notamment sur le « développement des campagnes précédentes par l’addition de voix et messages nouveaux » (notre traduction) . Ces voix comprenaient notamment celles de deux organismes présentés comme indépendants : la Coalition nationale contre le tabac de contrebande (CNCTC), dirigée par une firme de communication, et l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation (ACDA), dirigée Michel Gadbois, aussi associé aux actions du MATRAC. À la lecture du document d’ITC, il est difficile de croire à l’indépendance de ces deux organismes. Résultat : à l’image des « études » de l’industrie, les « études » et données issues de ces groupes de façade, soutenus par les puissants lobbys des cigarettiers, s’appuient généralement sur des méthodologies boiteuses ou des données incomplètes.

Il existe trois grands types de ‎solutions contre la contrebande : un ‎meilleur contrôle de la chaîne ‎d’approvisionnement, des sanctions ‎sévères pour les contrevenants et ‎une collaboration internationale dans les domaines administratif et légal.‎

Les propositions de l’industrie

Les solutions proposées par l’industrie depuis plus de 25 ans pour lutter contre la contrebande ne tiennent donc pas la route. Par exemple, les fabricants s’opposent aux hausses de taxes alors qu’ils augmentent eux-mêmes le prix de leurs produits, comme l’a dévoilé récemment la CQCT. Depuis environ deux ans, calcule l’organisme, données à l’appui, les cartouches de cigarettes du Maurier ont augmenté de 5 $; les LD, de 4,60 $ et les Philip Morris de 4,50 $.

L’autre solution principale de l’industrie est de prioriser la baisse de la contrebande avant la baisse du tabagisme. Ils demandent donc aux élus de sévir contre les territoires autochtones qui tolèrent ce marché noir. Certes, la fabrication illicite de cigarettes ainsi que la vente de cigarettes sans taxes à des non-autochtones représentent des problèmes auxquels les gouvernements devront s’atteler un jour. Entre-temps, il ne faut pas oublier que la quasi-totalité des cigarettes consommées au Québec (85 pour cent) ne provient pas du marché noir. En somme, « la protection de la santé publique exige qu’on lutte à la fois contre le tabagisme et la contrebande », dit Mme Doucas. L’un n’empêche pas l’autre.

Les solutions de l’OMS

Cigarettes de contrebande

De fait, il existe de nombreux moyens de lutter contre la contrebande sans toucher aux taxes sur les produits du tabac. On les retrouve dans le Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac, adopté en 2012, en vertu de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Ce document recommande trois grands types de solutions :

  • un meilleur contrôle de la chaîne d’approvisionnement des produits du tabac
  • des sanctions sévères pour les contrevenants
  • une collaboration administrative et légale à l’échelle internationale.

Mieux contrôler la chaîne d’approvisionnement consiste notamment à améliorer la traçabilité des différents composants des produits du tabac, comme l’acétate des filtres ou le papier à cigarette. « Cela serait assez simple à mettre en place, notamment à l’aide des codes pour l’importation qui existent déjà pour d’autres produits, et permettrait notamment de vérifier que les composants des produits du tabac sont envoyés à des manufacturiers possédant tous les permis requis », ajoute la porte-parole de la CQCT. Sentant le vent tourner, les quatre plus grands cigarettiers au monde ont lancé en 2013 leur propre système de traçabilité, Codentify (rebaptisé Inexto en 2016). Le Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac interdit toutefois que les obligations auxquelles un gouvernement est tenu soient remplies par l’industrie du tabac et lui soient déléguées. Bref, de confier le poulailler… au loup.

Les sanctions contre les contrebandiers sont déjà sévères au Québec. Par contre, la province gagnerait à travailler plus étroitement avec les gouvernements américain ou ontarien, par exemple, afin de trouver des solutions durables à la vente de tabac illicite en provenance d’Akwesasne, qui chevauche la grande région de Montréal, l’Ontario et les États-Unis. C’est d’ailleurs ce que recommandait, en 2012, la Commission des finances publiques dans son rapport sur la consommation du tabac de contrebande. Est-il besoin de dire que ces experts ne suggéraient pas une seule fois de diminuer les taxes afin de combattre la vente de tabac de contrebande?

Anick Labelle