À l’affiche : Le film Tabac, la conspiration

Alors que les gouvernements n’admettent que du bout des lèvres que les cigarettiers sont responsables des milliers de décès annuellement causés par le tabagisme, la réalisatrice Nadia Collot le dit haut et fort dans Tabac, la conspiration.

D’abord présenté en France, son film a été officiellement lancé au Canada, dans le cadre du Festival de cinéma des 3 Amériques qui se tenait à Québec du 29 mars au 2 avril. Coproduit par l’Office national du film (ONF) et la firme française Kuiv Productions, ce documentaire engagé lève le voile sur les dessous de l’industrie du tabac. Il est à l’affiche depuis le début mai dans plusieurs salles de répertoire québécoises et sera diffusé sur Canal D le 28 mai.

« Le dernier souvenir que j’ai de mon père est une promenade à deux sous les feuillages de septembre à Montréal, il avait 56 ans et pesait 48 kilos », se souvient Mme Collot. Il est mort peu de temps après, emporté par un cancer du poumon. Ayant elle-même fumé pendant 20 ans, malgré ses pneumonies et son asthme, la réalisatrice veut éviter que le cycle se répète avec ses enfants. Pour ce faire, elle a passé trois ans à enquêter et à fouiller les documents secrets des compagnies de tabac. Son but : comprendre pourquoi la cigarette est toujours aussi consommée et banalisée malgré toute l’information dont on dispose.

À la manière des Super Size Me et Fahrenheit 9/11, le documentaire de Nadia Collot montre ce qui échappe trop souvent à l’oeil d’un néophyte. Tabac, la conspiration nous transporte sur trois continents – l’Europe, l’Amérique et l’Afrique – où plus d’une vingtaine d’intervenants de renommée internationale ont accepté de témoigner des manigances de l’industrie du tabac. Entrecoupé de publicités antitabac du monde entier, le rythme est dynamique malgré les nombreuses entrevues et la multitude d’informations. Tantôt lugubre, tantôt triomphante, la musique, signée René Schmid, accentue l’émotion du spectateur.

Les dessous de l’épidémie

« Pour donner une petite idée de la puissance financière des cigarettiers, Philip Morris, à lui seul, représente le PNB d’un État moyen, apprend-on d’entrée de jeu. Si on réunit l’ensemble de l’industrie du tabac dans le monde […], il n’y a plus qu’une dizaine d’États qui soient au dessus de l’industrie du tabac. »

Sur la planète, le tabac tue cinq millions de personnes chaque année, soit l’équivalent de 30 Boeing 747 qui s’écrasent tous les jours. « Cent millions de fumeurs sont morts au 20e siècle, souligne le président de l’Alliance contre le tabac (de France), Gérard Dubois. Si rien ne change, un milliard de fumeurs mourront au 21e siècle. »

« C’est une épidémie provoquée par la supercherie et la négligence sans précédent d’une industrie, affirme le directeur de l’Association pour les droits des non-fumeurs (du Canada), Garfield Mahood, une négligence criminelle, à mon avis! »

Hôtel Plaza : naissance d’une conspiration

En 1953, une étude conclut pour la première fois que les substances contenues dans la fumée des cigarettes causent des tumeurs cancéreuses chez des souris. Or, selon Mme Collot, les compagnies savaient bien avant cette date que l’immense majorité (94 %) des cancers du poumon se développaient chez les fumeurs : « Lorsque les risques associés à la consommation de tabac ont commencé à être soulevés, les cigarettiers, qui se livraient jusque-là une concurrence féroce, ont décidé de faire front commun pour mener la plus longue et la plus coûteuse campagne de relations publiques de l’histoire. »

L’hôtel Plaza, de New York, fut l’hôte d’une réunion dont les répercussions se font sentir encore aujourd’hui. Les dirigeants des sociétés américaines de tabac y ont rencontré John Hill, de la firme de relations publiques Hill & Knowlton. Ils ont élaboré un plan d’action destiné à contrecarrer la diminution du tabagisme engendrée par la divulgation des risques reliés à la cigarette. Se basant sur des documents de l’industrie jadis secrets, Nadia Collot en a fait une reconstitution.

À la suite de cette conspiration, les fumeurs ont, entre autres, vu apparaître la « Franche déclaration » (Frank Statement) dans leurs journaux favoris. Ce manifeste des sociétés de tabac leur assurait que la cigarette ne présentait aucun danger pour la santé, et que, si tel était le cas, elles cesseraient d’en vendre. À partir de ce moment, les compagnies ont également commencé à embaucher leurs propres scientifiques « indépendants » ayant pour mission d’entretenir le doute sur les méfaits du tabagisme.

La mafia du tabac

Professeur de droit à l’Université Notre Dame, de Londres, Robert Blakey – un des pères fondateurs de la loi anti-racket (RICO) américaine – a lui aussi été interrogé par Mme Collot. Il explique, schémas à l’appui, que l’industrie du tabac est organisée exactement comme la mafia. « Dans le but de frauder, elles [les multinationales de la cigarette] ont mis sur pied un institut du tabac qui prend de l’argent et du personnel de chacune des grandes familles, et c’est un comité d’avocats qui dirige », explique-t-il.

Et qui ont-elle fraudé? « Le corps médical, le bureau de contrôle des stupéfiants, le Congrès, le président et finalement les consommateurs. » D’après le professeur Blakey, l’industrie a agi en toute conscience, dans le but de faire de l’argent. « Ce n’est pas différent d’une famille du crime organisé qui vend de la cocaïne ou de l’héroïne qui tue les gens. Ce sont des mafieux dans une industrie qui vend un produit, qui, utilisé tel qu’indiqué, tue! », complète-t-il.

Alors qu’auparavant, les compagnies s’assuraient de demeurer dans les limites de la légalité, aujourd’hui, elles n’hésitent pas à enfreindre les règles et à prendre des risques calculés, atteste un employé de la division française de British American Tobacco ayant accepté de témoigner des agissements de son employeur sous le couvert de l’anonymat.

Quand nocivité rime avec profits

Entré chez Philip Morris en 1976, William Farone a quant à lui été embauché pour trouver des façons de rendre la cigarette moins nocive. « Des centaines de millions $ ont été investis en recherches mais les fruits de ces recherches n’ont jamais été utilisés, signale le chimiste. Ainsi, la Marlboro d’aujourd’hui est essentiellement la même qu’en 1972. »

« L’industrie connaît les risques de son produit et pourrait considérablement les diminuer, poursuit-il. Une cigarette moins nocive serait différente et certains cesseraient de fumer plutôt que de changer de cigarettes. » Selon lui, Philip Morris perdrait peut-être 50 ou 60 % de son chiffre d’affaires. « Ces gens-là sont dans l’industrie de la cigarette, ils ne veulent pas perdre d’argent et un produit moins nocif leur en ferait sans doute perdre. » Si c’est de la nicotine que les fumeurs veulent, on peut leur en donner, en toute sécurité, par le biais d’inhalateurs, conclut M. Farone.

Plein cap sur l’Afrique

Parce que l’Afrique constitue une cible privilégiée pour l’industrie du tabac, Nadia Collot a choisi d’y consacrer les derniers moments de son documentaire. Au Niger, 85 % des cigarettes proviennent du marché de la contrebande, indique le président de SOS Tabagisme-Niger, Inoussa Saouna, ce qui a pour effet de les rendre très accessibles. « Pour acheter un paquet de sucre, tu dois parfois marcher un kilomètre, explique-t-il, alors que pour acheter un paquet de cigarettes tu n’as même pas à faire deux mètres. »

Dans ces contrées où les réglementations antitabac sont la plupart du temps inexistantes, tous les coups sont permis. La publicité fait miroiter la possibilité de ressembler à un « occidental », des cigarettes sont distribuées gratuitement et des vêtements pour enfants, aux couleurs des cigarettiers, leurs permettent de grandir en mémorisant le nom de leur future marque « préférée ».

D’abord, on arrose le marché avec des produits de marques non autorisées et ensuite on signe des ententes avec les gouvernements pour les introduire légalement, révèle un ex-employé d’Altadis, anciennement connue sous le nom de Seita. « La contrebande est organisée par l’industrie ou par des distributeurs. »

Alors que les pays industrialisés se distancient peu à peu de leur passé tabagique, l’Afrique se présente comme un nouvel Eldorado pour les cigarettiers. « L’industrie du tabac prévoit une hausse de la consommation de 16 % en Afrique pour faire face à une baisse de 8 % en Europe de l’Ouest », soutient le président de SOS Tabagisme-Niger.

Dans ce pays, le prix d’un paquet de cigarettes équivaut à celui de trois repas. Comme plusieurs autres nations africaines, le Niger est confronté à d’autres problèmes tels le SIDA, le paludisme, la méningite et la faim. « Est-ce qu’on a vraiment besoin d’un fléau supplémentaire que l’on peut éviter? », se demande M. Saouna.

Portrait d’une lutte à finir

En une heure et demie, ce film présente un portrait exhaustif de la lutte antitabac des dernières décennies. Il traite de la contrebande à l’Affaire Rylander, en passant par les mises en garde de santé sur les emballages et les nombreuses poursuites intentées contre cette industrie multimilliardaire. Le tabac, la conspiration, un film à voir absolument, pour tous ceux qui se demandent encore « pourquoi les cigarettes sont toujours légales en dépit de leur nocivité? » et « qu’est-ce que les dirigeants de l’industrie peuvent bien se dire lorsque les portes sont closes? ».

Diffusion

Récipiendaire du prix du « Meilleur scénario» au Sunny Side of the Doc – un rendez-vous incontournable des artisans de l’industrie du documentaire – Tabac, la conspiration sortira dans les salles suivantes :

  • Québec : 28 avril au 11 mai /Cinéma Le Clap
  • Montréal : 30 avril au 12 mai /Cinéma ONF (1er mai : première montréalaise)
  • Montréal : 5 au 18 mai / Cinéma Ex-Centris
  • Sherbrooke : du 5 au 11 mai / Maison du Cinéma
  • Victoriaville : 12 mai / Ciné-Plus Victoriaville
  • Rimouski: 21-22 mai / Cinéma Quatre, Cégep de Rimouski

Le documentaire sera également diffusé, dans sa version abrégée, le 28 mai à 21h, sur les ondes de Canal D.

Au terme des grands procès américains, l’industrie du tabac fut contrainte de mettre à la disposition du public ses documents internes. Disponibles sur Internet ou au dépôt de Guilford (en Angleterre), ces pièces renferment des données inestimables pour les experts de la lutte antitabac.

L’avocat canadien Eric LeGresley se spécialise dans l’étude de ce type de documents. D’après lui, l’industrie s’est très vite rendue compte qu’une partie de ses archives pourrait un jour lui nuire. « La politique de conservation des documents de l’industrie n’a rien d’une politique de conservation, affirme-t-il. Parfois, on met la main sur des mémos disant : “On ne laissera pas de trace écrite”. Ainsi, lorsque des documents peuvent s’avérer compromettants, ils sont détruits. »

Nadia Collot

Née à Montréal, Nadia Collot a longtemps habité le Québec avant de s’établir en France. Diplômée en audiovisuel et en montage de cinéma, elle a participé à plusieurs ateliers d’écriture avant de monter et de réaliser un nombre impressionnant de documentaires et de reportages. Après avoir tourné plus de 200 heures pour Tabac, la conspiration, elle demeure troublée par l’impunité dont bénéficient les cigarettiers face à leurs agissements. « En plus de me buter au mutisme de cette industrie et de ses salariés, j’ai dû revoir mon plan de montage à quelques reprises puisque des chaînes de télévision ont refusé de me vendre des images, par peur de représailles », a-t-elle confié à Info-tabac.

La culture du secret

Au terme des grands procès américains, l’industrie du tabac fut contrainte de mettre à la disposition du public ses documents internes. Disponibles sur Internet ou au dépôt de Guilford (en Angleterre), ces pièces renferment des données inestimables pour les experts de la lutte antitabac.

L’avocat canadien Eric LeGresley se spécialise dans l’étude de ce type de documents. D’après lui, l’industrie s’est très vite rendue compte qu’une partie de ses archives pourrait un jour lui nuire. « La politique de conservation des documents de l’industrie n’a rien d’une politique de conservation, affirme-t-il. Parfois, on met la main sur des mémos disant : “On ne laissera pas de trace écrite.” Ainsi, lorsque des documents peuvent s’avérer compromettants, ils sont détruits. »

Josée Hamelin