29 mai-1er juin : Attitude ambiguë de Lucien Bouchard

Depuis plusieurs mois, certains observateurs à Québec estiment que l’opposition principale au projet de loi sur le tabac vient non pas des libéraux ou de la députation péquiste, mais de l’entourage de Lucien Bouchard.

Suite à une déclaration plutôt tiède du premier ministre le 28 mai, laissant entrevoir un report du projet à l’automne, les libéraux ont tenté de tirer les choses au clair lors de la période des questions du lendemain matin.

La réaction de M. Bouchard n’avait rien pour dissiper l’inquiétude grandissante des organismes de santé. « Si nous pouvons terminer ces consultations de façon correcte pour déterminer un équilibre satisfaisant avant la fin de la session, nous… proposerons (le projet de loi) pour adoption définitive, mais nous verrons ce qui arrivera… Mais n’allons pas nous imposer une contrainte de temps qui ne serait pas constructive en l’occurrence. »

Curieux paradoxe : l’opposition talonne le premier ministre pour que celui-ci donne son aval à l’adoption rapide d’un projet de loi déposé par l’un de ses principaux ministres.

En commission parlementaire, le porte-parole libéral en matière de santé, Pierre Marsan, a posé quelques minutes plus tard la question qui était sur toutes les lèvres. « Est-ce qu’on travaille pour rien ou est-ce que, vraiment, ça va être utile d’écouter nos invités aujourd’hui et ceux qu’on a déjà reçus? »

M. Rochon avait beau essayer de le rassurer, l’inquiétude se répandait. « On essaie de comprendre le premier ministre aujourd’hui, là, parce qu’il patine pas mal », a laissé tomber le député Russell Williams, un des partisans les plus actifs du projet de loi 444 au sein du caucus libéral.

Quelques heures plus tard, les observateurs avertis ont commencé à comprendre la nature du « compromis satisfaisant » évoqué par le premier ministre. Pendant plus de deux heures et demie, les représentants des grands événements culturels et sportifs commandités par l’industrie du tabac sont venus plaider le cas de leurs bailleurs de fonds en réclamant un délai supplémentaire de trois ans, au delà des deux ans déjà prévus, avant l’entrée en vigueur de l’interdiction des commandites.

Certains organisateurs – en particulier Léon Méthot du Grand Prix de Trois-Rivières – semblaient exclure d’emblée la possibilité de trouver d’autres commanditaires que les cigarettiers avant cinq ans.

En revanche, Caroline Jamet du Festival international de jazz de Montréal a plutôt évoqué l’éventualité d’un retrait progressif des cigarettiers sur cinq ans. « Comme le report de cinq ans de l’application de la loi résulterait tout simplement en un report du problème, nous proposons plutôt que le gouvernement mette aussi en place un fonds de transition, a précisé Mme Jamet. Ce fonds de transition, en compensant le manque à gagner, encouragerait les événements à accepter d’autres commandites qui n’offrent pas la parité financière avec les compagnies de tabac. Cette mesure, étalée sur cinq ans, éviterait que tous les bénéficiaires de la commandite du tabac ne se retrouvent en même temps sur le marché… »

Le ministre Rochon s’est dit ouvert à négocier une formule de compensation qui ne serait pas une solution mur à mur, applicable indifféremment à tous les types d’événements. En effet, le projet de loi 444 tel que déposé en première lecture prévoit une interdiction complète des commandites deux ans après son entrée en vigueur; lors de la première année de l’interdiction, les événements auraient droit à une compensation s’élevant à 75 % des commandites versées auparavant par les cigarettiers. Ce pourcentage diminuerait à 50 % l’année suivante, ensuite à 25 %, finalement à 0 % en l’an trois de l’interdiction, soit cinq ans après l’adoption de la loi.

On pourrait très bien négocier une formule dégressive moins rigide que cette décroissance uniforme, a proposé le ministre.

Du côté de plusieurs médias, cette ouverture à la négociation par rapport aux modalités de compensation a été interprétée comme une acceptation par le ministre Rochon de la demande principale des événements commandités, c’est-à-dire de l’idée d’un sursis de cinq ans pour la publicité de commandite. Pourtant, M. Rochon a bien pris soin de justifier le délai de deux ans contenu dans son projet de loi : le Québec se situerait ainsi à mi-chemin entre les États-Unis, qui prévoient une interdiction de la commandite dès la fin de cette année, et l’Union européenne, où l’interdiction de la commandite entre en vigueur en 2004 (avec un délai supplémentaire de deux ans pour les écuries de Formule Un).

Montagnes russes

Cette couverture médiatique, conjuguée aux déclarations ambiguës de M. Bouchard, a semé l’inquiétude chez les représentants des organismes de santé qui suivaient le déroulement des travaux. La Coalition québécoise a publié un autre communiqué de presse pour sonner l’alarme. « Pendant cinq ans, l’industrie pourra donc redoubler de générosité et intensifier la dépendance financière des événements à son égard. Au bout de ces cinq ans, il sera encore plus difficile (de mettre cette interdiction en vigueur). »

Pourtant, à la reprise des travaux parlementaires trois jours plus tard, le 1er juin, l’optimisme était de retour chez les partisans du projet de loi 444. La Fédération québécoise du sport étudiant et la Coalition Chaudière-Appalaches/Québec pour la santé et contre le tabagisme ont présenté les arguments en faveur d’une interdiction aussi rapide que possible des commandites.

« Dans le fond, la commandite, qu’est-ce que ça fait? Ça prépare le terrain, ça ne dit pas que tout le monde va fumer, a expliqué Michel Beauchemin, porte-parole de la coalition régionale. Ce n’est pas parce que quelqu’un voit du Maurier au festival qu’il va aller fumer une cigarette, c’est une aberration. Ce n’est pas ça que ça fait : ça prépare le terrain… ça se prépare tout jeune. Une paire de souliers Nike, si on peut l’introduire chez un enfant de cinq-six ans, vous pouvez être (sûrs et certains) qu’à l’âge de 15-16 ans, les Nike, il va s’en souvenir. C’est la même chose avec le tabac. Donc, ceux qui, rendus à l’adolescence, vont avoir le goût du risque, ils connaissent déjà leur marque, ne vous en faites pas! C’est de même que ça se passe. »

Les députés semblaient bien sensibles aux arguments des deux organismes en faveur de commandites pro-santé pour remplacer la publicité du tabac associée aux événements culturels et sportifs.

Ce préjugé favorable était loin d’être présent chez les médias, fait déploré par la députée péquiste de Rimouski, Solange Charest. « Sans vouloir insulter personne, je me dis : coudon, est-ce qu’ils ne sont pas assez glamour pour que les médias d’information ne soient pas tous là? Parce que vendredi (lors de la comparution des organisateurs d’événements), ce que l’on avait, c’étaient les caméras et tous les médias. Tout à l’heure, il y avait un journaliste dans la salle et il a quitté… Je veux que la population sache qu’elle n’a pas toute l’information sur le dossier parce qu’elle n’est pas couverte de façon similaire pour tous les intervenants qui viennent nous voir en commission parlementaire. »

Francis Thompson