14-28 mai : Consensus et méfiance à Québec

C’est dans une curieuse atmosphère d’apparence de consensus teintée de méfiance mutuelle que péquistes et libéraux préparent des amendements au nouveau projet de loi sur le tabac, dont les deux partis disent espérer ardemment l’adoption avant la Saint-Jean.

Le gouvernement aura finalement attendu à la toute dernière minute pour se lancer dans le processus parlementaire. Le ministre Jean Rochon a dû écourter sa présence à une importante réunion fédérale-provinciale à Ottawa sur la question de l’hépatite C pour être de retour à l’Assemblée nationale, le 14 mai, et ainsi pouvoir y déposer le projet de loi 444 en temps utile. Passé cette date le PQ ne pouvait plus faire adopter la loi sur le tabac sans le consentement de l’opposition.

Du côté libéral, il ne semblait pourtant pas y avoir beaucoup à craindre, puisque le caucus était largement acquis à l’idée de nouvelles mesures pour combattre le tabagisme juvénile et pour protéger la santé des non-fumeurs. La première réaction des médias a aussi été plutôt positive : à la conférence de presse du ministre Rochon suivant le dépôt, plusieurs journalistes paraissaient intéressés à savoir pourquoi les péquistes n’allaient pas plus loin dans leur lutte au tabagisme.

À peine deux semaines plus tard, les députés de la Commission des affaires sociales se sont réunis pour entendre les organismes de santé et les divers groupes d’intérêt débattre de la pertinence du projet de loi 444. Fait assez étonnant : en quatre jours de consultations publiques, aucun témoin n’a osé contester le bien-fondé de la législation. Même le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac a présenté son opposition au projet comme une simple volonté d’y apporter des améliorations techniques et juridiques, tant la lutte au tabagisme juvénile fait maintenant consensus.

Du côté des libéraux, personne n’a traité le ministre Rochon ou les organismes de santé d’ayatollahs de la santé; les seuls commentaires sarcastiques concernaient le laps de temps de trois ans entre les premières déclarations du ministre sur la nécessité d’adopter une loi à ce sujet et son passage aux actes. Dans l’opposition, on craignait surtout d’être perçu comme des empêcheurs de tourner en rond, coupables de bloquer un projet de loi appuyé par une forte majorité de la population.

Plusieurs observateurs s’étonnaient aussi du peu de réaction de l’industrie du tabac. Alors que les organismes de santé se sont très rapidement mobilisés pour presser les députés des deux partis à adopter rapidement le projet de loi, l’arrivée massive à Québec des relationnistes de l’industrie du tabac se faisait attendre. On murmurait en coulisses que l’industrie avait tenté en vain de recruter une nouvelle firme de relations publiques mais qu’aucun des cabinets établis dans la Vieille Capitale n’avait voulu s’encombrer de clients aussi mal réputés.

Ce n’est que le 28 mai, lors de la deuxième journée des consultations publiques, que l’industrie a commencé à sortir ses griffes. La salle où se déroulaient les travaux était bondée de journalistes, de représentants des organismes de santé, et de fumeurs venus « spontanément » manifester leur colère contre le contenu du projet de loi 444 et qui semblaient, par hasard, bien connaître les relationnistes des cigarettiers.

À la table des témoins, Marie-Josée Lapointe du Conseil des fabricants tenait un discours en apparence bien modéré, comme à l’accoutumée. « Nous ne sommes pas venus ici pour nous opposer à l’esprit du projet de loi sur le tabac, bien au contraire. Nous appuyons plusieurs des chapitres de ce projet de loi… »

Le gant de velours cachait mal la main de fer, qui était bien en évidence quelques minutes plus tard alors que le vice-président exploitation d’Imperial Tobacco, Yvon Lessard, est venu s’attaquer à l’impertinence du ministre Rochon qui, avec l’article 29 de son projet de loi, s’arrogeait le pouvoir de réglementer éventuellement la composition des cigarettes.

D’après M. Lessard, la seule existence de ce pouvoir réglementaire, avant même qu’il ne soit exercé, « mettrait un frein immédiat à tout projet d’investissement dans nos installations actuelles » au Québec. Si d’aventure le gouvernement québécois osait toucher à la recette des cigarettes d’Imperial Tobacco, le principal cigarettier canadien quitterait carrément le Québec avec ses usines et ses équipements, pour pouvoir fabriquer en toute liberté des cigarettes qui tiennent compte des « exigences des consommateurs ».

En effet, M. Lessard a prétendu que c’est « le libre choix des consommateurs qui nous dicte toutes nos décisions commerciales, nos recettes, nos politiques de distribution, le design de nos paquets et notre matériel d’emballage. »

Cette étonnante description des stratégies de marketing de l’industrie a fait bondir les représentants des organismes de santé. D’après la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, le véritable enjeu pour l’industrie est le maintien d’un « contrôle exclusif et secret sur les caractéristiques pharmacologiques des cigarettes », c’est-à-dire le droit de manipuler comme bon lui semble la dose de nicotine administrée aux fumeurs.

Du côté de l’Association pour les droits des non-fumeurs, on a rappelé aux députés que les cigarettiers de plusieurs pays brandissent régulièrement la menace de délocaliser leur production pour intimider les élus – mais ne peuvent mettre ces menaces à exécution.

François Damphousse, directeur du bureau québécois de l’ADNF, a déposé une étude économique étayant cette hypothèse. En effet, une équipe d’économistes avaient calculé en 1993 qu’il serait plus rentable pour l’industrie, en termes purement comptables, d’alimenter les marchés canadien et québécois exclusivement à partir d’usines américaines. Selon cette hypothèse, la décision de garder des usines à Montréal et à Québec serait dictée par le besoin de conserver un certain capital politique auprès de nos décideurs – un capital politique qui serait liquidé si la production était délocalisée.

Glissement du débat

Tant le ministre Rochon que le premier ministre Lucien Bouchard ont réagi sèchement aux menaces de l’industrie. Sur un ton poli mais ferme, M. Rochon a accusé l’industrie de faire glisser le débat vers des questions n’ayant pas de rapport avec le but premier de son projet de loi, c’est-à-dire la protection de la santé publique. Pour sa part, le premier ministre a invité Imperial Tobacco à adopter une approche plus constructive : « Ce n’est pas sur des menaces de quitter le Québec qu’on fait avancer le débat. »

Francis Thompson